Lorsqu’on est confronté à une situation de crime contre l’humanité, notamment de génocide, les solutions suivantes sont envisageables :
1. Faire juger les auteurs par les tribunaux nationaux, voire créer, sur place, un tribunal spécifique, mais ce type d’initiative risque d’encourir le grief de « tribunal d’exception ». Dans cette hypothèse « à risque », encore faudrait-il que la peine de mort soit exclue pour éviter l’irréversible en cas d’erreur due à une insuffisante sérénité des débats. De toute façon, toute solution nationale est peu réaliste lorsque la crise a été telle que l’Etat est à reconstruire.
2. Déférer les principaux responsables devant un Tribunal international. Là encore, plusieurs hypothèses :
a) La solution idéale est la Cour pénale internationale permanente. La Commission du droit international qui, à l’ONU, a été chargée de réfléchir à une telle Cour dès le début des années 50, vient seulement de remettre son rapport. C’est dire combien la tâche est complexe. Je suis d’accord avec cette proposition sur le long terme, encore qu’elle comporte de lourds handicaps:
- une cour internationale permanente ne peut être créée que par une convention dont la négociation risque de durer au moins une décennie tant les Etats sont peu enclins à tresser des verges pour se faire fouetter.
- une telle convention risque de n’être ratifiée que par un petit nombre d’Etats qui estiment qu’ils ont peu de probabilité de comparaître un jour devant cette juridiction.
b) La solution moyenne consiste à créer un Tribunal ad hoc, (cas de l’ex-Yougoslavie), c’est à dire visant, pays par pays, les crimes au fur et à mesure qu’ils se commettent. Cette solution serait à mes yeux la pire car soumise aux aléas de sordides négociations engendrant des disparités de statut et de procédure, avec le risque de jurisprudences disparates et contradictoires ôtant toute crédibilité à l’institution.
c) La solution pragmatique consiste à partir de l’existant, c’est-à-dire du Tribunal International de LA HAYE sur l’ex-Yougoslavie.
Comment juger vite un grand nombre de personnes tout en respectant les normes du droit à un procès équitable, sans courir le risque de voir s’étaler les procès pendant des décennies? A titre d’estimation on notera que juger 30.000 personnes à raison de deux journées par personnes, instruction comprise, nécessiterait 120 ans. Si l’on décuple le nombre des juridictions, il faudrait quand même 14 ans. De plus, la plupart des peines seront élevées (de 5 à 30 ans d’emprisonnement, voire la peine perpétuelle), ce qui implique l’entretien pendant des décennies de plusieurs dizaines de milliers de condamnés dans un contexte de sous-équipement pénitentiaire alors qu’existent d’autres priorités criantes d’investissement.
Ces comptes d’apothicaire sont certes caricaturaux, mais ils permettent de mesurer la complexité de la problématique, ainsi qu’en atteste l’expérience éthiopienne. Sur 10 000 personnes arrêtées « à chaud » après la chute de Mengistu, 8 000 environ ont été rapidement libérées. Parmi les 2 000 restant, il est probable que 80 % sont gravement responsables. Le Procureur Général a été rapidement confronté à des défis insurmontables : système judiciaire entièrement à reconstruire; enquêtes à mener sans personnel expérimenté, le corps des avocats ne pouvant faire face; assesseurs à former; locaux à trouver, lieux de détention à construire ou réhabiliter; puis, après condamnation, 1500 personnes à entretenir pendant une ou trois décennies alors que le pays est à reconstruire.
On pourrait s’inspirer du « bargaining » anglo-saxon, procédure selon laquelle l’accusé qui plaide coupable peut bénéficier d’importantes réductions de peines, elles-mêmes réductibles par la suite, pour bon comportement, ou mieux, selon un mécanisme juridique à mettre au point lorsqu’il a été demandé pardon aux victimes.
Juger rapidement, au moins les hauts responsables et les commanditaires, est une priorité car l’important est moins d’obtenir de manière exhaustive des condamnations que de tout faire pour qu’un minimum de procès ait lieu, pour l’histoire tout autant que pour l’exemple, avant que les preuves ne disparaissent ou ne s’estompent et que ne naissent mille révisionnismes.
Toute stratégie de lutte contre l’impunité ne peut se limiter à la seule approche judiciaire mais doit comporter un ensemble de mesures complémentaires. On citera les principales : les commissions d’enquête -qui nous viennent d’Amérique Latine- doivent retenir l’attention (commission argentine « NUNCA MAS », commission chilienne « VERITE RECONCILIATION »). Elles présentent le triple intérêt de constituer des archives pour l’histoire, de recueillir des éléments de preuve pour aider, le cas échéant, la justice et, comme ce fut le cas au Chili, de dresser le bilan du comportement du corps social sous la dictature (partis, presse, églises, syndicats…).
Cette solution ne peut être transposée que sous réserve d’adaptations, aucune situation n’étant comparable. Dans le cas des victimes des systèmes totalitaires d’ Europe de l’Est avant la chute du Mur de Berlin, leur revendication est moins d’obtenir le jugement des coupables et l’élucidation des cas de disparition, que leur réhabilitation (ayant été marginalisés, criminalisés, psychiatrisés…) et l’épuration des cadres de l’ancien régime.
L’épuration, - mesure que les ONG n’abordent qu’avec réticence -, reste une donnée importante de la solution. Son absence est une prime grave à l’impunité et au sentiment moral de la victime qui ne doit plus rencontrer son bourreau sur son chemin, se pavanant dans l’exercice de telle ou telle fonction. Que faire des juges complices, des policiers, militaires et mercenaires tortionnaires et surtout des commanditaires « politiques » ? Il faut réfléchir aux paramètres du droit à un procès équitable pour tout personne objet d’une épuration, afin que le remède ne soit pas pire que le mal dans un processus naissant de démocratisation.
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Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et les nouveaux défis du XXIe siècle
La lutte contre l’impunité doit prendre en compte les exactions d’où qu’elles viennent, à cette réserve près qu’en toute hypothèse, on ne peut mettre sur le même pied l’oppresseur et l’opprimé.
- La réparation due aux victimes (réinsertion, indemnisation, voire réparation morale par le pardon et la commémoration)est l’indispensable complément de la lutte contre l’impunité.
Le jugement d’une époque par le truchement de ses procès et mesures me parait fondamental. Certes, la condamnation du coupable est essentielle pour la victime. Mais le véritable déni de justice, le plus insupportable, est celui du bourreau qui, jugé ou non, ne demande pas pardon. Il est donc indispensable de mener, aux frontières de la « théologie », une étude juridique sur le pardon. Doit-il être de personne à personne, privé ou public, collectif ? Faut-il prévoir une procédure « de liturgie juridique »? La réflexion reste ouverte et, s’agissant de pardon, il convient d’intégrer la notion du temps qui passe.
L. Joinet est magistrat; il a longtemps occupé la fonction de conseiller juridique auprès de Matignon et de l’Elysée. Rapporteur spécial des Nations Unies sur la question de l’impunité. Membre de la Sous-Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève. Entretien initial révisé/réécrit par l’auteur. Fiche raccourcie
Entretien avec Louis JOINET