La mémoire des soixante dernières années de l’histoire d’Espagne est une mémoire tourmentée. Pleine d’espoirs, mais aussi d’échecs. L’Espagne n’a jamais été un Etat unitaire, ni du point de vue linguistique, ni du point de vue culturel. Les tensions entre la majorité castillane - à l’image de laquelle s’est formée l’idée de l’Espagne comme Etat nation - et les minorités galiciennes, basques et catalanes ont souvent fait l’objet de violences sanglantes. Un problème qui n’est toujours pas entièrement résolu.
L’avènement de la IIème République en 1931 semblait apporter une solution aux aspirations nationales de ces minorités, avec l’octroi d’un statut d’autonomie politique, administrative et culturelle. Mais le soulèvement militaire de 1936, dont l’une des raisons fut précisément l’existence de ces statuts, aboutit à une guerre civile qui dura trois années.
Du côté des insurgés, on trouvait les oligarchies agraires et industrielles, l’Eglise catholique (sauf le clergé basque), les monarchistes et les fascistes.
Quant aux loyalistes, ils regroupaient des partis de gauche, les syndicats et les autonomistes basques et catalans. La plupart des membres de l’armée était évidemment du côté des premiers.
L’Espagne partagée en deux vécut alors un bain de sang sans pareil. Les insurgés, dont le chef était le Général Franco, assassinèrent par dizaines de milliers les opposants - ouvriers, républicains, membres et sympathisants des partis de gauche - sur les territoires qu’ils occupaient. De leur côté, les Républicains connurent sur leur territoire une révolution sociale radicale et violente.
Les autorités républicaines furent incapables d’éviter que des éléments non contrôlés, parmi lesquels des anarchistes mais aussi des communistes, se livrent à des actes de représailles et à des tueries (dizaines de milliers de morts parmi les bourgeois, les prêtres, et les monarchistes). Il faut aussi ajouter les morts innombrables sur le front et les crimes dus à la répression politique dans les deux camps, qui sont encore aujourd’hui difficiles à dénombrer.
Avec la victoire des troupes du Général Franco, à la fin de la guerre civile en 1939, 400.000 personnes prirent le chemin de l’exil, principalement vers la frontière française : 150.000 d’entre eux restèrent en France, et beaucoup y sont morts. Le coût humain de la guerre civile espagnole fût énorme et il est encore difficile aujourd’hui de trouver une famille qui ait été épargnée ou qui n’ait pas à regretter une victime en son sein.
La fin de la guerre n’a pas créé d’apaisement général et n’a pas apporté la réconciliation nationale. Le Général Franco instaura une dictature fasciste, grâce au soutien de Hitler et de Mussolini pendant la guerre, et mit en place une répression brutale contre tous les opposants restés en Espagne. Rien qu’en Catalogne, des tribunaux militaires d’exception firent exécuter plus de 4000 opposants entre 1939 et 1953, dont le Président du Gouvernement autonome catalan, et remplirent les prisons de prisonniers politiques.
Dans un premier temps, de 1939 à 1960, l’opposition à la dictature franquiste s’exprima par la lutte armée (guérilla urbaine), mais cette forme d’action fût rapidement vouée à l’échec en raison du rejet populaire de la guerre et de la violence armée mais aussi du formidable appareil répressif franquiste. La lutte prit progressivement une forme plus politique par le biais de l’organisation clandestine; l’objectif étant de reconstituer les partis politiques, les syndicats, mais aussi le tissu social et culturel d’inspiration démocratique. Cette époque fût marquée par les fréquentes arrestations des dirigeants clandestins, condamnés à de très lourdes peines de prison.
Néanmoins, la majorité des Espagnols acceptèrent tant bien que mal la nouvelle situation, ne s’occupant que de travailler à la reconstruction matérielle de leur vie et de leur pays, et à rebâtir une l’économie détruite par la guerre. Le niveau de vie de 1936 ne fut égalé qu’en 1962 (26 ans après le début de la guerre).
Deux millions de travailleurs espagnols furent contraints de choisir le chemin de l’émigration vers l’Europe riche et industrialisée. Leur apport économique fût fondamental pour l’économie espagnole, ainsi que les revenus d’un tourisme européen chaque année plus nombreux. Mais ces deux phénomènes eurent une autre importance majeure : celle du renouveau des mentalités et des habitudes.
Ainsi, pendant les années soixante, le régime politique en place était déjà en retard vis-à-vis des mentalités sociales, économiques, religieuses et culturelles des Espagnols. Malgré des périodes de répit relatif, la dictature garda jusqu’au dernier moment son visage de violence. Deux mois avant sa mort en novembre 1975, le Général Franco signa les cinq dernières exécutions d’opposants politiques.
La mort du dictateur engendra une période très délicate. Personne n’avait rien oublié et l’esprit de revanche était bien présent. Il aurait suffi qu’un petit groupe de « revanchards » s’organise et utilise les moyens modernes de communications pour que les massacres reprennent.
Mais les forces politiques en présence, celles issues du franquisme, qui avaient en main tous les instruments du pouvoir (armée, police, administration)et celles qui émergeaient de la clandestinité (tortionnaires et torturés face à face)en décidèrent autrement. Elles choisirent la voie de la confrontation démocratique. Rien ne fut facile et il fallut beaucoup de renonciations réciproques pour arriver à la rédaction d’une Constitution satisfaisante octroyant l’autonomie à toutes les nationalités et régions de l’Etat qui l’avaient souhaité. Cette Constitution pacificatrice, de réconciliation nationale sanctifia finalement l’absence de vainqueurs et de vaincus, précisément parce que personne n’avait oublié la période noire passée.
guerra civil, reconciliación nacional, minoría, memoria colectiva, dictadura, proceso de democratización, constitución, historia política, minoría nacional
, España
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
L’auteur est chercheur au Centre d’études historiques internationales de Barcelone. Jordi Planès a vécu toute la période de l’opposition à la dictature franquiste « en première ligne de combat », comme il le dit lui-même.
Texte envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994)co-organisée par la FPH et le CLADHO(Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’Homme).