A l’inverse du pardon moral qui intervient dans des situations claires ou clarifiées par convention, où l’on peut désigner les victimes, où le coupable a reconnu ses torts, et où sa vertu est de rétablir la réciprocité, de réparer et d’effacer les dettes, le pardon dans l’histoire répond au tragique
Le tragique de conflit : le pardon comme « sagesse pratique »
Si l’histoire est racontée dans une pluralité de récits formés à partir de points de vue séparés, on peut encore échanger les points de vue et reconstruire par recoupements leur possible articulation. On peut articuler une histoire allemande de l’Allemagne, à une histoire française de la France. Le tragique de conflit, c’est la situation où des histoires hétérogènes se côtoient, s’opposent, sans même parvenir à s’entendre sur le pourquoi, comme si l’histoire juxtaposait des réponses à des questions diverses, sans mettre deux réponses à la même question. Chacun des acteurs de l’histoire est pris dans la logique de sa quête, dans ce que Ricoeur appelle l’étroitesse de l’angle d’engagement des discours, des visées de chacun des protagonistes, c’est-à-dire dans l’incapacité à changer de point de vue.
Le tragique aussi, c’est le fait qu’à travers l’arrêt de son point de vue, chacun développe une visée de légitimation infinie, une requête de droit ou de devoir universel, comme dans le cas du conflit entre Créon et Antigone : c’est un conflit de justifications, où chacun construit sa cohérence sur un impératif d’universalité, assure son identité comme une responsabilité, placée devant une interrogation transcendante à laquelle elle répond et devant laquelle elle éprouve sa non-contradiction. Ce tragique précisément provient de ce que chacun des protagonistes ne peut être que soi, et dans ce cas la vertu du pardon est celle définie par Hegel relu par Ricoeur, comme sagesse pratique.
Pour Hegel, le pardon est précisément ce qui termine le cycle éthique commencé par le tragique : or le pardon hégélien repose sur le renoncement de chaque partie à sa partialité, c’est dire qu’il repose sur un désistement réciproque, sur l’acceptation par le protagoniste de sa disparition en tant qu’identique à lui-même, sur le consentement du pardonnant comme du pardonné à devenir autre que lui-même.
Or, dans cette situation de tragique de conflit, si l’échange des mémoires, des dettes rétribuables est impossible, c’est parce que ces mémoires sont enracinées dans un immémorial inaccessible à l’échange. Il y a une « corporéïté » des identités historiques qui les rend irresponsables, incapables à partir d’un certain point de vue de rendre raison d’elles-mêmes, qui empêche de répondre à toutes les questions. Comme si l’identité était précédée par une dette transcendantale à tous les échanges qui l’avaient définie, ou par un oubli plus vaste et plus vivant que tous ses souvenirs.
Dans ce cas, la vertu du pardon est d’animer une sorte d’imagination pratique, au-delà de la justice, une justice supplémentaire dans la justesse, pour rechercher au juste ce qui revient à chacun, permettant un espace qui est celui du compromis pour que puissent cohabiter les histoires hétérogènes, dans l’obligation pour chacune des deux positions de composer, de sacrifier les prétentions exclusives de leur point de vue. Cette sagesse pratique ne proposerait pas une délivrance du tragique mais une délivrance dans le tragique même : que les protagonistes acceptent le fait qu’ils ne sont même pas d’accord sur ce sur quoi porte le conflit, qu’ils ne sont pas dans le même langage, le même monde, la même histoire.
Le pardon est compromis dans le sens où il permet d’abandonner la dispute sans trancher sur le fond ; sans chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène. S’il permet l’expression du tort subi et celle du tort commis, le pardon se tient dans le différend, l’écart entre les deux versions séparées, dont il manifeste ainsi la non-pertinence, créant alors, tel un choc sémantique, comparable à l’intervention poétique, de la pertinence dans la non pertinence (P.Ricoeur) et construisant un mélange entre plusieurs langages.
Le tragique de l’irréversible : le pardon comme travail de deuil en rupture avec la dette et l oubli
Si dans le tragique de l’irréversible, le pardon intervient en rupture avec l’oubli et la dette, c’est que le champ de l’irréversible, de l’irréparable est moins celui de l’échange entre des mémoires diverses que celui, en chacun des sujets historiques, de l’échange entre sa propre mémoire et sa propre amnésie. Tel l’oubli, par exemple, qui définit l’identité turque, et la dette qui détermine l’identité arménienne.
Ce qui définit l’irréversible, c’est l’impossibilité de revenir en arrière et de suspendre les conséquences de nos actes, quand ces conséquences se sont autonomisées, séparées de nos intentions, quand l’irréparable est tel qu’aucune rétribution de la dette n’est plus possible. Si le pardon ici doit rouvrir la mémoire, c’est parce que l’offensé devient offenseur de n’avoir pu formuler l’offense. L’histoire témoigne le plus souvent de cette scène où les peuples qui ont le plus souffert deviennent impitoyables, où le juste devient méchant à force de s’enfoncer dans son droit.
Il s’agit donc pour le pardon de rouvrir la mémoire contre l’oubli, de rappeler la dette non plus seulement rétribuable mais celle infinie envers ceux dont nous avons tout reçu et auxquels nous avons tout pris et auxquels nous laisserons tout cela. Le pardon rappelle aussi les dettes que sont les promesses non tenues du passé, les possibles qui peuvent resurgir au présent.
Rompre avec l’oubli, mais également avec la dette, quand celle-ci n est plus qu’une obsession, une mémoire malade incapable d’effacer, donc incapable de se souvenir d’autre chose. Cette dette constitue une identité forte parce que malheureusement la mémoire commune d’une faute ou d’une souffrance structure mieux une identité communautaire. C’est pourquoi le pardon touche à l’identité, celle qui, engoncée dans une mémoire obsédante de l’irréparable, refusera tout pardon, tout effacement qui pourrait la modifier.
Le pardon produit une altérité de l’identité, une désidentification, comme un travail de deuil qui accepterait tout en désignant l’irréparable, qu’il y ait de la perte. Cette faculté de pardon, c’est celle de regarder l’histoire à partir de la génération. Hanna Arendt dit avec raison que « le miracle qui sauve le monde, c’est le fait de la natalité, qu’il y ait des êtres nouveaux ». La génération c’est en même temps le deuil et la dette envers les morts, mais une dette envers les morts qui fasse place aux vivants, comme la naissance des enfants ne saurait justifier une histoire fondée sur l’amnésie.
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Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
Olivier Abel est philosophe, président de la Commission d’éthique de la Fédération protestante. Il a dirigé le numéro de la revue « Autrement » (série Morales) sur « Le pardon ».
Fiche rédigée à partir d’un document envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994) co-organisée par la FPH et le CLADHO (Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’HOmme).
Artículos y dossiers
ABEL, Olivier, Ce que le pardon vient faire dans l’histoire in. Esprit, 1993/07
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