Les paysans indiens ont parfois la réputation de laisser trop de place à la religion dans la gestion de leur exploitation - que l’on pense à la question des "vaches sacrées". Qu’en est-il dans le sud de l’Inde, au Karnataka ? Une simple promenade au village montre le grand nombre de temples (3 ou 4), sans compter les pierres dressées dans les champs pour les divinités agraires. Mais toujours la profusion des naïves statuettes peintes de vives couleurs, sur les façades des temples, demeure proportionnelle à la richesse du village : les hameaux pauvres (notamment ceux dépourvus d’irrigation)ont les temples les plus anciens et décatis. D’autre part, les contributions de chaque famille au financement d’un nouveau temple sont généralement proportionnelles à la richesse de celle-ci : personne ne se ruine pour construire un temple, et à petite dose, "l’opium du peuple" n’est peut-être pas si nocif - même s’il faut ajouter au budget "religion" d’un ménage un pèlerinage occasionnel, et les fêtes villageoises lors de la morte-saison.
Quel rôle le paysan accorde-t-il à ses croyances dans ses choix économiques ? On célèbre des rites agraires pour protéger le bétail ou les cultures, mais ce n’est pas parce que l’on a la bienveillance des dieux que l’on ne cherchera pas dans le même temps la protection plus profane de pratiques agricoles soignées ou de semences sélectionnées. On croit au mauvais oeil et à la sorcellerie, mais depuis deux générations, on ne consulte plus l’astrologue au sujet de l’agriculture. Quant à la croyance à la réincarnation, elle n’incite pas à la résignation : ce n’est que si le paysan s’est comporté selon les devoirs de sa caste (de sa caste de Paysan), s’il s’est révélé un bon agriculteur sa vie durant, que son "karma" satisfaisant lui permettra de renaître dans une caste supérieure.
Au total, le surnaturel n’est qu’un élément parmi d’autres, avec lequel il faut compter mais qui est trop incertain pour qu’à son aune soient mesurées toutes les décisions à prendre.
Voici pourtant Gangappa, qui possède 1,5 ha pour nourrir ses deux fils adultes. Il a des dettes en raison du mariage de sa fille, et surtout de la mort de son frère avec lequel il avait fait creuser un puits pour une cocoteraie. Il a besoin d’argent... et pourtant son puits reste inutilisé aujourd’hui, environné de millet non irrigué. Gangappa n’a pas de pompe, mais il pourrait en louer une - ou vendre l’eau. Non, il laisse dormir ce capital qui lui a tant coûté, si rare au village. Pourquoi une agriculture si extensive ? Parce que son frère et sa nièce sont tombés dans ce puits, parce que quelques années plus tard sa femme aussi s’y est noyée. Le puits est maudit.
Cette malédiction est-elle pourtant seulement d’ordre religieux ? Assurément, bien des villageois croient que ce puits recèle des esprits mauvais. Mais on peut penser que ce n’est qu’une des explications. Pour Gangappa, le puits est "maudit" aussi par ce qu’il lui a pris sa famille. Tout comme serait "maudite" pour un céréalier du Vexin sa moissonneuse climatisée qui par accident aurait tué son épouse. L’extensivité de l’exploitation de Gangappa s’explique peut-être autant par le souvenir d’une femme que par la peur des esprits.
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, India, Karnataka
C’est moins la religion que les mariages qui grèvent lourdement les budgets d’exploitation. Le système de la dot, encore récemment réservé aux hautes castes, se généralise maintenant à l’Inde entière, et un paysan doit souvent vendre une part de son exploitation pour acheter les bijoux en or, le scooter et les saris de soie exigés par la famille du marié. On peut dire sans exagération qu’une petite exploitation où naissent 3 filles est une famille ruinée à moyen terme.
Gardons-nous cependant de trouver ridicules ces sacrifices. La pression sociale est telle que le paysan ne peut s’y soustraire - quand bien même il le voudrait. Surtout, il n’est pas sûr que cette "irrationalité" soit réservée aux paysans indiens. Il est en France bien des chômeurs qui s’endettent pour une automobile au dessus de leurs moyens... Comme dit le proverbe kannada, "Chez tout le monde il y a des trous dans les crêpes, mais chez nous c’est dans la poêle qu’il y a des trous". Vieille histoire de la poutre dans l’oeil du voisin...
Cette fiche a été élaborée à partir de ma thèse qui doit être publiée en 1994 sous le titre : "Paysans de l’Inde du Sud", chez Karthala.
Tesis y memoria
LANDY, Frédéric
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