Les facteurs expliquant les décisions des paysans indiens
06 / 1994
La question de la rationalité des paysans du Tiers-Monde est peut-être aujourd’hui quelque peu galvaudée, étant donné que l’on s’accorde de plus en plus pour considérer que leurs logiques sont tout à fait rationnelles, mais que leurs objectifs ne sont pas forcément identiques à ceux des "Occidentaux". C’est ainsi qu’on peut énumérer une longue liste des différents buts que peut avoir une exploitation paysanne, de la recherche du profit à celle du prestige, de l’autosuffisance à la commercialisation... Cela fait, il reste encore à expliquer POURQUOI ces objectifs sont recherchés plutôt que d’autres - on comprend l’importance de cette question pour le développement, car il ne sert à rien de tenter de promouvoir l’élevage laitier ou des cultures de légumes si les paysans répugnent à vendre leur production sur le marché. C’est là tout l’intérêt des "typologies" cherchant à classer les différentes logiques d’exploitation.
Certaines typologies sont fondées sur les différences régionales : c’est ainsi qu’en général les zones enclavées poussent aux logiques d’autosubsistance, tandis que les régions bien drainées par un réseau de communication peuvent induire des logiques plus commerciales. D’autres typologies quant à elles insistent sur la taille : les grands exploitants recherchent plutôt (du moins en Inde)la production de surplus, tandis que les petits choisissent des stratégies anti-risques.
"Choisissent" ? Là est la question. Toutes ces typologies sont souvent fort déterministes, accordant à l’environnement ou à la taille de l’exploitation un rôle quasi-exclusif dans l’explication des différentes logiques. De choix, de liberté, il n’en reste plus guère face à ces contraintes.
Voici pourtant 3 frères de Mottahalli, un village irrigué de l’Inde du sud : ils ont tous hérité de leur père une part égale du patrimoine, 0,4 ha. Ils ont chacun un ménage de taille comparable, et un niveau d’éducation peu différent. Or le premier frère se comporte en véritable entrepreneur, loue des moulins à canne à sucre, se lance (l’un des seuls au village)dans une bananeraie; le second, plus prudent, cherche d’abord son autosuffisance en riz et éleusine ; alors que le troisième, le plus audacieux de tous, ne cultive que de la canne à sucre, négligeant toute culture vivrière comme le paddy. Ces trois hommes appartiennent au même village, à la même famille, ont le même capital foncier de départ. Et pourtant, leurs logiques sont fort différentes. Ce n’est donc pas une différence dans ce que j’appelerais leur "capital objectif" (capital foncier, taille de la famille, éducation, religion, caste...)qui explique ces variations, mais bien le "capital subjectif" que sont le caractère de chacun, ses pulsions, ses passions, ses peurs. Un élément qui n’est gère quantifiable, mais qu’il faut pourtant prendre en compte quand on aborde une économie paysanne : la liberté individuelle n’est jamais absente.
agricultura campesina, innovación
, India, Karnataka
Le "capital subjectif" n’est certes pas le facteur essentiel expliquant les différentes logiques paysannes ; le "capital objectif", et notamment les hiérarchies sociales et foncières, sont davantage déterminantes. Mais, même pour un projet de développement s’inscrivant au delà du cadre d’un simple village, il faudra prendre en compte le poids du capital subjectif dans la manière dont les paysans réagiront à l’innovation qu’on souhaite introduire. Un agriculteur qui pourrait tirer grand profit de l’adoption d’une innovation pourra fort bien s’y refuser cependant, s’il l’a ainsi décidé. Comportement "irrationnel"? Il semble pourtant qu’on trouve de tels choix sous toutes les latitudes...
Cette fiche a été élaborée à partir de ma thèse qui doit être publiée en 1994 sous le titre : "Paysans de l’Inde du Sud", chez Karthala.
Tesis y memoria
LANDY, Frédéric
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