Plus de 50 milliards d’euros. C’est ce que représente en France l’investissement dit « socialement responsable » (ISR). Un « marché » en pleine croissance depuis la crise. Le principe de l’ISR ? Proposer des fonds et des portefeuilles d’actions qui respectent certaines valeurs non financières. Et faire en sorte que chacun commence à s’interroger sur son épargne et la manière dont elle est utilisée. Une démarche qui donne lieu à des abus vivement critiqués par les Amis de la Terre dans un récent rapport.
Il existe plusieurs types d’investissement « socialement responsables ». Proposés par plusieurs banques et sociétés financières, les fonds « vertueux » vont ainsi exclure de leurs actifs des secteurs d’activité contraires à certains principes, comme l’industrie de l’armement, l’alcool ou le nucléaire. D’autres ne prêteront pas à des États qui foulent allègrement du pied les droits humains. Enfin, les produits ISR les plus nombreux tentent d’inciter les entreprises à respecter les normes internationales, voire à adopter de bonnes pratiques sociales et environnementales. Problème : comment garantir que l’argent placé soit véritablement utilisé selon ces critères ? Et jusqu’où considère-t-on que telle multinationale est « responsable » ou non ? Telles sont les questions que soulève l’association Les Amis de la Terre dans un rapport qui vient d’être publié, le 20 septembre 2010 : « Investissement socialement responsable : l’heure du tri » (1).
Ses auteurs critiquent vivement l’un des labels de l’ISR : celui délivré par Novethic, le « média expert du développement durable », qui appartient à la Caisse des dépôts et consignations et édite par ailleurs un site Internet riche en ressources sur les pratiques des entreprises. Les Amis de la Terre ont sélectionné quinze multinationales « controversées », comme Novartis, « reconnue coupable de discrimination envers les femmes aux États-Unis », France Télécom, pointée du doigt pour sa « politique sociale et managériale désastreuse », Axa, critiquée pour ses « pratiques d’investissements irresponsables » dans les agrocarburants ou les sables bitumineux, Nestlé, dont l’un des fournisseurs (Sinar Mas) contribue largement à la déforestation en Indonésie et à l’expropriation des petits paysans, ou même BP (ainsi que Total ou Shell), dont les désastreuses pratiques environnementales ne sont plus à démontrer.
Areva, BP, France Télécom « socialement responsables » ?
L’ONG a ensuite regardé si ces entreprises figuraient dans les fonds labellisés par Novethic : « Parmi les 89 fonds, 71 fonds comptent dans leurs portefeuilles au moins une des 15 entreprises controversées retenues », constate-t-elle. Pour les Amis de la Terre, la défaillance de l’analyse extra-financière, une exigence de rentabilité proche des fonds classiques et la tolérance à l’égard de secteurs économiques aux pratiques très contestables (comme les compagnies pétrolières) disqualifient l’ISR. « En l’absence de garanties réelles, et parce que la plupart des fonds ISR ne se démarquent pas substantiellement des autres fonds, cette appellation apparaît donc, à ce jour, totalement illégitime », conclut le rapport.
De son côté, Novethic juge la démarche de l’ONG tout à fait « légitime ». « Ce que nous avons mis en place autour du label a permis aux Amis de la Terre de faire cette étude », tient à préciser sa directrice générale, Anne-Catherine Husson Traoré. Elle regrette cependant que le rapport « pratique l’amalgame » et risque de discréditer l’ensemble de la démarche. « Notre objectif est de pousser les promoteurs de l’ISR à être le plus transparents possible, y compris pour que le client final puisse savoir où est son argent et à quoi il sert », rappelle la fondatrice de Novethic. Le label « n’offre pas de garantie que les fonds ISR sont des produits « propres » exempts de toute entreprise susceptible de poser un problème », ce que précisent d’ailleurs Les Amis de la Terre. À quoi sert-il alors ? Il garantit juste qu’une analyse extra-financière, dite « ESG » pour « environnement, social, gouvernance », a été effectuée sur le portefeuille d’actifs, obligeant ainsi les sociétés de gestion et les entreprises bénéficiant de ces placements à faire preuve d’un minimum de transparence. L’attribution du label est revue tous les ans. « Entre 10% et 15% des dossiers présentés sont refusés faute d’analyses assez solides », précise Anne-Catherine Husson Traoré.
Transparent, responsable ou solidaire ?
En fait, deux visions de l’ISR cohabitent, sans forcément s’opposer. Celle des Amis de la Terre, qui souhaitent des fonds les plus vertueux possibles, capables de s’affranchir en partie des logiques de rentabilité à court terme, et basée sur des évaluations fiables. Cette vision se rapproche davantage des placements dits « solidaires » qui occupent une place encore très minoritaire comparé à l’ISR, même si l’épargne salariale solidaire se développe fortement : 2,4 milliards d’euros d’encours en 2010 pour les produits d’épargne solidaire, contre 50 milliards pour l’ISR. Ces produits financiers sont présentés dans un guide « éco-citoyen » de l’épargne, proposé par Les Amis de la Terre, ou par le label Finansol. Ils sont de fait réservés à un public déjà averti.
La démarche de Novethic se veut moins exigeante. « Notre objectif est que tous les acteurs – agences de notation, actionnaires, investisseurs individuels – soient en mesure de demander des comptes. Allez, aujourd’hui, demander à votre banquier ce qu’il fait de votre argent… », illustre Anne-Catherine Husson Traoré. Plutôt que « socialement responsable », il serait donc préférable de parler d’entreprise « sociétalement transparente » (2). Transparence ne signifiant pas excellence, « aux investisseurs de se mettre ensemble pour faire pression » pour que les pratiques s’améliorent. Bref, que chacun commence, enfin, à s’interroger sur ce à quoi sert son argent, qu’il soit placé dans un livret développement durable ou dans une assurance-vie.
La directrice de Novethic compare cette démarche aux évolutions en cours dans les modes de consommation alimentaire. Comment l’aliment est-il cultivé ou fabriqué ? Contient-il des OGM ou des pesticides ? A-t-il été produit à des milliers de kilomètres ? Ces questionnements de plus en plus répandus chez les consommateurs ont permis aux produits bio d’émerger – même si les labels sont loin d’être parfaits. Et aussi le retour en grâce des productions locales, du commerce de proximité et des associations reliant consommateurs et producteurs face à la domination des grandes surfaces. Une prise de conscience similaire sur le rôle que joue son épargne devrait, espère Novethic, « tirer le marché vers le haut », et obliger banques et sociétés financières à évoluer, non seulement en terme de transparence, mais également en proposant de nouvelles offres de placements. Encore faut-il que les clients l’exigent.
Suivre son épargne à la trace
« Un véritable ISR impliquerait nécessairement des exclusions des secteurs les plus controversés : armement, pétrole et gaz, secteur minier, barrages, nucléaire, agrocarburants, monocultures à grande échelle, OGM… Le secteur pétrolier et gazier ne peut, par exemple, être financé quelle que soit l’entreprise, en raison des dégradations de l’environnement engendrées, des pratiques de corruption, de l’impact en terme de gaz à effet de serre », estiment Les Amis de la Terre. Problème : l’exclusion sectorielle demeure très minoritaire en France (12% des fonds ISR), rétorque Novethic. « En France, il n’y a pas de véritables débats sur l’armement ou le nucléaire. Les fonds sont conçus par des sociétés de gestion, il n’est donc pas surprenant, sociologiquement parlant, qu’elles n’élaborent pas de telles offres », regrette la fondatrice de Novethic.
En Suisse par exemple, certains fonds « développement durable » excluent l’industrie automobile et nucléaire. En France, de rares sociétés, comme la Financière de Champlain, font de même, en radiant de leurs actifs l’industrie chimique ou les fabricants d’OGM. En Allemagne, on peut décider d’investir spécifiquement dans les énergies renouvelables. Une nouvelle banque néerlandaise, Triodos banque, implantée en Belgique mais pas encore en France, propose même à ses clients de suivre leur épargne « à la trace » !
Des agences de notation un peu trop crédules
Surtout, c’est la qualité de l’évaluation « extra-financière » même qui pose problème. Les agences chargées d’évaluer les comportements des entreprises en matière sociale et environnementale se contentent le plus souvent d’une analyse déclarative. Seuls les rapports fournis par les sociétés seront décryptés, avec leur long chapitre sur leur « responsabilité sociale », leurs séduisantes plaquettes « développement durable » et leurs attrayantes pages Internet où fleurs, forêts et enfants souriants s’épanouissent virtuellement. Les visites de terrain demeurent exceptionnelles. « La démarche d’analyse de Vigeo (principale agence de notation extra-financière française, fondée par Nicole Notat, ex-dirigeante de la CFDT, ndlr), par exemple, consiste uniquement en une compilation de données publiques, provenant essentiellement de l’entreprise. L’agence de notation ne mène aucune enquête propre et ne vérifie pas ses informations », critique le rapport. Vigeo est d’ailleurs mise à l’index pour avoir constaté chez le pétrolier BP « une volonté de réduire son impact environnemental » et l’existence « d’une démarche active en gestion de la sécurité »… Une expertise pas très perspicace juste avant l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique. « Que Vigeo n’ait pas été bon sur BP, personne ne dira le contraire. Mais des agences de notation allemandes avaient depuis longtemps lancé des signaux d’alerte concernant la compagnie pétrolière et sa politique de réduction des investissements en matière de sécurité », réagit Anne-Catherine Husson Traoré. « Le reporting environnemental, social et de gouvernance des entreprises n’a que dix ans. Et ne dispose pas des mêmes moyens que l’analyse financière. Nous en sommes aux balbutiements. »
Tout n’est donc pas à jeter à la poubelle. Le rapport des Amis de la Terre cite même quelques « pratiques élémentaires » mises en Ĺ“uvre par plusieurs banques, gestionnaires de fonds ou agences de notation, comme, en France, la Banque postale, le Crédit Coopératif, la Macif, qui calcule « l’impact carbone » de ses fonds ISR, ou l’agence Ethifinance. La démarche ISR, malgré ses contradictions, ses imperfections et ses limites, ne mérite pas forcément d’être balayée d’un revers de la main. Même si un salutaire rôle d’aiguillon est nécessaire pour éviter un « éthique washing » des acteurs financiers.
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