La crise de la pêche ne peut être résolue qu’en traitant non des poissons mais des pêcheurs
08 / 2011
Depuis longtemps, avec le Collectif Pêche & Développement, nous sommes persuadés que la crise de la pêche ne peut être résolue qu’en traitant non des poissons mais des pêcheurs. Plus qu’une crise de la ressource en soi, il s’agit d’une crise liée à la gouvernance des pêches et au partage de ces ressources communes. C’est donc en traitant ce problème complexe qu’on peut trouver des solutions pour sauver à la fois les poissons, les pêcheurs et les écosystèmes. L’autre principe fondamental pour une approche de la gestion des pêches est de considérer qu’il s’agit d’une activité de cueillette et non d’une activité de production, ce qui remet en cause les approches de type industriel ou par la consommation. Ce n’est pas à la pêche de s’adapter à la consommation, mais au consommateur de s’adapter à la réalité évolutive et complexe de la pêche.
Pour une approche politique de la durabilité
L’un des pionniers du développement durable, le scientifique et écologiste indien Anil Agarwal, décrivait dans le premier numéro de Down to Earth, magazine qu’il a créé à l’occasion du sommet de la Terre de Rio en juin 1992, sa vision de la durabilité.
Au-delà de ces pieuses définitions, il est important de comprendre le contenu politique du développement durable. La durabilité ne peut jamais être absolue. Une société qui tire rapidement la leçon de ses erreurs et qui change de comportement sera sûrement plus durable qu’une autre société qui mettra plus de temps à le faire. Le fait de tirer la leçon de ses erreurs est crucial dans le processus de développement durable, car aucune société ne peut se targuer d’être si au fait qu’elle saura toujours gérer et utiliser ses ressources d’une manière parfaitement saine et écologique… Le développement durable est l’aboutissement d’un ordre politique dans lequel une société est structurée de telle sorte qu’elle tire la leçon de ses erreurs sur la façon dont elle utilise ses ressources naturelles et rectifie rapidement ses rapports hommes-nature en accord avec la connaissance qu’elle a acquise… Il est évident qu’une telle société sera celle où la prise de décision sera d’abord la prérogative de ceux qui seront directement touchés par les conséquences de ces décisions. Si les décisions sont prises par une bureaucratie nationale éloignée ou par une société multinationale d’utiliser une ressource donnée et qu’une communauté locale vivant près de cette ressource souffre de ce processus, il y a peu de chances que les décideurs reviennent rapidement sur leurs décisions. Mais si la ressource est surexploitée ou mal exploitée par une communauté locale qui en dépend pour sa survie et ne peut facilement se déplacer dans un autre environnement, le déclin de productivité de la ressource obligerait la communauté à modifier ses pratiques.
La durabilité ne dépend donc pas de concepts fumeux comme l’avenir des générations futures, mais plutôt de choix politiques de fond comme d’abord les modèles de contrôle des ressources et ensuite les niveaux de démocratie au sein des instances de décision. La durabilité exige la création d’un ordre politique dans lequel, premièrement, le contrôle des ressources naturelles dépend, dans toute la mesure du possible, des communautés qui en dépendent et, deuxièmement, la prise de décision au sein de la communauté est aussi participative, ouverte et démocratique que possible.
Quel Rendement Maximum Durable ?
Si l’on applique cette conception à la réforme de la PCP, Politique Commune de la Pêche, proposée par Maria Damanaki, Commissaire européen de la pêche et des affaires maritimes, on voit qu’on est loin d’une telle approche de la durabilité. Cette vision d’Anil Agarwal, basée sur l’analyse de la gestion des communs par les communautés indiennes, est confortée par l’étude de la « gouvernance des biens communs » développée par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, qui s’appuie notamment sur des études de cas de gestion de pêcheries par des communautés de pêcheurs. Au contraire, Maria Damanaki s’engage dans l’approfondissement de la privatisation et de la libéralisation de la pêche ainsi que sur une politique fondée sur le renforcement d’une approche dite « scientifique » de la durabilité définie comme un absolu à atteindre et respecter quel qu’en soit le coût social : le RMD, rendement maximum durable. Qui ne souscrirait pas à un tel objectif ? Encore faut-il savoir de quoi il s’agit, quand et comment l’atteindre. Fixer comme date butoir au RMD, 2015, est tout simplement absurde. Il faut parfois des décennies pour restaurer des stocks surexploités. On peut aussi s’interroger sur la pertinence d’un RMD défini par stock ou espèce. Il existe une variabilité naturelle extrême de nombreux stocks, des interactions complexes entre les diverses espèces d’un écosystème. Par exemple, quel est le RMD d’une pêcherie de harengs au large de Terre Neuve sachant que cette espèce a proliféré depuis l’effondrement de la morue et que la reconstitution du stock de morue est ralentie par la prédation des harengs sur les alevins de morue ? De plus les phoques hyperprotégés ont également proliféré au point d’atteindre près de 10 millions d’individus qui consomment des quantités considérables de morues et autres poissons. La prédation des cétacés est largement supérieure à la pêche, mais la totalité de la responsabilité de l’état des ressources est toujours mise sur le compte des pêcheurs. Quel sens a un RMD dans un contexte de pollution côtière généralisée d’origine tellurique qui modifie les milieux au point de les mener jusqu’à l’anoxie, ie, l’absence totale de vie ? Si la pêche et les pêcheurs ont leur part de responsabilités dans l’état des ressources, il y a bien d’autres facteurs qui influent sur la mortalité des poissons comme la pollution, les changements climatiques et les erreurs de gestion des scientifiques et gestionnaires des pêches.
Quotas et privatisation
Pour Maria Damanaki, il s’agit d’atteindre ce mythique RMD à marche forcée, en s’appuyant principalement sur une gestion par des TAC (total autorisé de capture) et quotas transférables, déterminés par des scientifiques. L’approche de la gestion par les quotas est loin d’être la seule possible et elle ne garantit pas plus que d’autres une saine gestion. Elle peut s’avérer judicieuse sur des stocks bien spécifiques, bien connus et suivis, qui sont l’objet d’une pêche bien ciblée. Par contre, pour des pêcheries multispécifiques, elle n’est pas la plus adaptée et la gestion par le contrôle de l’effort de pêche et des mesures diverses évolutives permettent une plus grande souplesse. Certains scientifiques considèrent d’ailleurs que la gestion par les quotas est une gestion de poissons virtuels qui mène quasi inévitablement à la privatisation et un accroissement des coûts de capture favorisant la surpêche. L’exemple de la gestion de la morue par des quotas en Islande, puis leur privatisation, semble leur donner raison. 40 ans de gestion dite scientifique de la morue ont abouti au déclin inexorable de cette pêche, de 400 000 t par an en moyenne à moins de 150 000 t en 2010. Paradoxalement la pêche et les stocks se portaient mieux en l’absence de gestion ! Progressivement la gestion par quotas et la privatisation renforcent le pouvoir des institutions financières sur la pêche, le capital se concentre, le nombre de bateaux se réduit, le coût d’entrée dans la pêche augmente. Avec des quotas plus chers, il faut intensifier la pêche. Selon des chercheurs norvégiens et canadiens qui ont observé l’évolution de la pêche dans leur pays: « L’analyse virtuelle des populations, produit de la science halieutique, l’a transformée en un objet gérable à travers des quotas. Il en résulte l’affirmation de logiques financières qui réduisent la durabilité du système, qui visait pourtant à créer une pêche durable » « L’action de l’ensemble des acteurs se trouve orientée dans une certaine direction vers laquelle les entreprises sont plus des producteurs de valeur ajoutée que des producteurs de poissons, de travail et de bénéfices sociaux »
Les QIT : un impact social déstructurant
L’impact social de cette politique est très négatif, en effet, pour payer les investissements, il faut abaisser le coût du travail, d’où le recours généralisé aux immigrés sous-payés (au Canada, en Islande, en Nouvelle-Zélande, etc). L’objectif des QIT (quota individuel transférable) n’est pas d’abord la gestion de la ressource mais la recherche du maximum de rentabilité. On peut tout aussi bien chercher à préserver le maximum d’emplois en préservant la ressource et en privilégiant les pêches artisanales dans leur diversité. Des sociologues, comme le Néerlandais Rob van Ginkel ont montré que des artisans ont beaucoup plus de capacités de résilience que des entreprises de type industriel car, au-delà de l’argent pour vivre, leur activité est un mode de vie auquel ils s’accrochent avec fierté. Au lieu de cela, la privatisation aboutit au démantèlement de toutes les structures et institutions mises en place progressivement par les pêcheurs pour assurer le fonctionnement de leur activité et sa pérennité. Avec les QIT, plus besoin d’Organisations de Pêcheurs, de comités locaux, il ne reste plus que des entreprises propriétaires de quotas, dirigées par des financiers et suivies par des scientifiques qui déterminent les quotas. Un modèle industriel qui n’est pas adapté à une activité de cueillette soumise à des aléas naturels et qui doit donc s’adapter en permanence, et à des échelles très diverses, comme le montrent les dernières recherches des biologistes. La diversité des ressources et des écosystèmes implique une diversité dans l’organisation de la pêche elle-même, dont témoigne toute l’histoire et la culture des communautés de pêcheurs. Quand une ONG comme NAMA aux Etats-Unis entreprend une enquête approfondie auprès des pêcheurs et des communautés du Maine sur leur vision de la pêche démersale, le premier aspect qui est souligné est la nécessité de préserver la diversité des bateaux et des engins de pêche pour garantir l’avenir.
Surpêche
La réforme proposée par Maria Damanaki est fondée sur une conviction, la crise la pêche européenne est liée principalement à la surpêche. En conséquence l’objectif avoué de la réforme est d’éliminer entre les deux tiers et la moitié des pêcheurs et des bateaux pour atteindre rapidement le mythique RMD. La mise en place des QIT, associée à une restriction sévère des TAC permet d’y arriver à moindre coût. La vente ou la location de leurs quotas par les plus faibles (les artisans ne disposant que d’un seul bateau) aux groupes plus puissants permettra au secteur de financer l’élimination des pêcheurs sans financement public. L’attribution gratuite des quotas rentabilisera l’opération pour les groupes avec la perspective d’une bonne rente future. Nul ne peut nier qu’il y ait eu un surinvestissement dans la pêche avec des subventions massives en particulier après la mise en place des ZEE (zone économique exclusive) dans les années 70-80. Cette politique s’est poursuivie en France jusqu’au début des années 2000 dans certains secteurs(thoniers senneurs, chalutiers de grands fonds), mais depuis les années 90, le nombre de bateaux s’est effondré, des ports se sont vidés, certains ont même disparu. A Lorient, il y avait en 1972 plus de 500 bateaux dont beaucoup de chalutiers industriels et semi-industriels de plus de 30 mètres. Il en reste aujourd’hui une centaine, majoritairement des artisans de moins de 20 m, non-chalutiers pour la plupart. Même en considérant leurs capacités de captures améliorées, on peut considérer que le problème n’est plus le surinvestissement, surtout si on projette dans l’avenir, vu l’âge des bateaux et des patrons, mais sans doute un sous-investissement qui ne permet plus l’adaptation aux nouvelles exigences de la pêche. Il peut exister des secteurs en surinvestissement en Europe, il est difficile d’ajuster en permanence les capacités aux stocks fluctuants (anchois), mais on constate une tendance à l’amélioration des ressources dans plusieurs zones de pêche et pour plusieurs stocks, signe que l’état généralisé de surpêche est aujourd’hui dépassé. Des adaptations de l’effort devraient permettre de poursuivre les améliorations. L’urgence semble plutôt de préserver les capacités existantes en capital et en hommes pour permettre la survie de l’activité. Aux États-Unis, les scientifiques reconnaissent que la surpêche n’existe pratiquement plus mais on continue, au nom de la « préservation », à imposer des mesures tellement drastiques que les débarquements sont parfois largement en dessous des possibilités, au point que certains considèrent que les États-Unis sont plutôt en situation de sous-pêche. Dans le même temps, les pêcheurs ont disparu des quais, remplacés par de gros armements, des résidences secondaires et des pêcheurs plaisanciers. Les rayons de supermarchés sont envahis de poissons et crevettes d’importation tandis que les derniers pêcheurs peinent à vendre leurs produits à un prix décent. Le poids des pêcheurs amateurs aux États-Unis, au Canada, en Irlande, en Grande-Bretagne, est tel qu’ils exercent des pressions pour se réserver certaines pêches et au besoin acheter les quotas supplémentaires. Le souci de préservation poussé à l’extrême avec la généralisation des réserves intégrales contribue à accélérer l’élimination des pêcheurs artisans au Nord comme au Sud. La fin de la surpêche est une victoire à la Pyrrhus. Est-ce cela que l’on veut aussi en Europe ?
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