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L’Association cycliste du Manipur : une course pour la vie dans le nord-est de l’Inde

Monica AMADOR J.

07 / 2011

Voici l’histoire d’une initiative novatrice qui vise à protéger l’environnement tout en créant un mode de vie plus paisible dans une région durement touchée par la violence. C’est l’histoire de l’association cycliste du Manipur, un groupe de militants passionnés qui, en réponse au conflit armé dans cette région, a pris la décision un jour de créer un nouvel espace où le respect, la tolérance et l’harmonie avec la nature seraient encouragés. Le groupe à l’origine de cette initiative estime qu’il est possible, à travers l’usage de la bicyclette, de promouvoir des valeurs qui encourageront la construction d’une société démocratique.

Historique

Notre histoire se déroule à Imphal, ville nichée au creux d’une vallée et capitale surpeuplée du Manipur, un État du nord-est de l’Inde frontalier avec le Bangladesh et le Myanmar. La plupart des Manipuri se sont toujours fortement opposés aux tentatives qui, depuis la colonisation, visent à intégrer la région dans l’État indien. Et cependant, malgré les nombreuses tensions et la violence continuelle présentes dans la région, l’incroyable diversité culturelle d’Imphal a perduré. La ville est partout empreinte de la forte influence culturelle d’un certain nombre de nations et de peuples d’Asie qui ont été en contact avec les Manipuris au cours des siècles derniers. La vallée, quant à elle, se compose d’un réseau complexe de rivières et de chemins, qui la relie aux montagnes. Les tribus de la vallée, en majorité Meitei, et celles des montagnes, les Naga et les Kuki-Chin, ont développé entre elles une économie florissante dans laquelle s’échangent biens et ressources.

Il existe de solides preuves historiquement et linguistiquement parlant que les vagues migratoires en provenance de Chine ont profondément influencé la composition ethnique et culturelle de la population locale. Les tribus qui peuplent actuellement le Manipur appartiennent toutes d’ailleurs à la famille des langues Sino-Tibétaines  (1). Malgré cet héritage commun, des discours ethno-nationalistes se sont développés au cours du XXe siècle, créant des dissensions et une intense rivalité intertribale. Ces discours sont apparus en partie en réaction aux tentatives britanniques puis, à la suite de l’indépendance, aux tentatives indiennes d’assimiler le Manipur à l’État indien, ce qui a amené les groupes tribaux à mettre l’accent sur leur statut ethnique distinct. L’obsession britannique pour la race et la classification, qui facilitait sa stratégie de diviser pour mieux régner, précipita également cette prise de conscience ethnique. L’Inde indépendante a conservé cette idée de classification avec la constitution de 1950 et la liste, dans cette dernière, des tribus répertoriées du pays, c’est-à-dire des peuples indigènes tels ceux du Manipur. De telles listes montraient incontestablement du doigt les personnes qui n’appartenaient pas aux soit-disant communautés civilisées, les réduisant ainsi à l’état d’inférieurs et leur allouant des territoires séparés sous contrôle spécial du gouvernement (2). Cette distinction extérieure basée sur l’appartenance ethnique et le territoire a contribué à la confrontation intertribale et, par la suite, à la prolifération de groupes de guérilla combattant pour la reconnaissance de leur propre communauté. Ces classifications imposées par l’extérieur, combinées à la fragmentation sociale croissante, due à l’origine aux différentes formes de colonialisme et maintenant exacerbée par les guérillas, ont créé une société qui a grandement besoin de démocratisation, ce qui ne se fera que lorsqu’elle retrouvera ses droits civiques, ses droits de l’homme et un véritable droit à disposer d’elle-même.

C’est dans ce climat de mécontentement social que plusieurs groupes insurgés opèrent au Manipur à l’heure actuelle. Ces groupes attaquent, via des tactiques de guérilla, les bataillons d’infanterie Assam et Manipur, qui font partie des forces paramilitaires censées maintenir l’ordre dans cette région « rebelle ». La population civile, elle, est constamment harcelée par les forces armées qui agissent en toute impunité grâce à la loi de 1958 sur les pouvoirs spéciaux des forces armées (AFSPA). Cette loi draconienne autorise couvre-feux, détentions arbitraires et interrogatoires et restreint la libre-circulation et l’utilisation des espaces publics (3). Selon un rapport de 2009 de l’organisation Human Rights Watch, le Manipur a l’un des taux les plus élevés en matière de violations des droits de l’homme. Dans ce climat d’autoritarisme et de masculinisation militaire, les femmes manipuri sont les victimes répétées d’abus et de violence de la part des soldats. Ainsi, en 2004, les soldats de l’infanterie Assam ont violé, torturé et assassiné Manorama Devi, une Manipuri de 32 ans. En réponse, un groupe de femmes manipuri a manifesté nu devant la caserne du bataillon d’infanterie Assam afin de dénoncer la violence commise par l’armée indienne. Cette dénonciation causa un scandale national.

Les débuts de l’association cycliste

Je me suis rendue à Imphal en juin 2011 afin de rencontrer les membres de l’association cycliste du Manipur (Manipur Cycle Club, MCC) et prendre part à quelques-unes de leurs activités. Cette fois, j’eus à faire face à moins de bureaucratie que lors de mon précédent voyage d’août 2010. A cette époque-là, j’avais non seulement dû demander un visa d’entrée deux mois à l’avance mais également subir un interrogatoire de la part de la police d’Imphal. On doit de telles restrictions à la version indienne de la loi coloniale britannique de 1874 sur la réglementation (« Line Regulation Act »), loi qui s’appliquait notamment aux États du nord-est de l’Inde et interdisait l’accès aux zones non-réglementées à tout « étranger » à ces zones. Lors de mon second séjour cependant, pas besoin de visa. Pas d’entrevue à l’aéroport non plus. On me demanda néanmoins d’indiquer ma présence dans la région aux autorités policières locales et de leur dire l’endroit exact où je me trouverais. Je reçus également de fréquents coups de téléphone des services de renseignements.

Les habitants d’Imphal, en réponse au manque de politiques dans les domaines de l’environnement, du social et des infrastructures, encouragent différentes initiatives-clés afin de retrouver leurs droits civils et leurs espaces publics. La MCC en est l’une des plus intéressantes, car elle rappelle aux Manipuri quels sont leurs droits en tant que citoyens et que c’est à l’État qu’il incombe de mettre en place des politiques adéquates. L’idée d’utiliser la bicyclette à vie a le pouvoir de faire naître de nouveaux mouvements sociaux et de créer les conditions nécessaires à un dialogue basé sur le respect mutuel entre le gouvernement local et la population manipuri.

Les Meitei représentent la plus grande tribu d’Imphal et la plupart des membres de la MCC sont donc des Meitei. Mais beaucoup proviennent aussi d’autres tribus. Ces membres s’occupent d’un projet qui instaure de nouveaux espaces d’échanges collectifs et d’actions communes tout en encourageant des activités bien différentes de celles mises en place par les militants pour les droits de l’homme. Ces espaces permettent de faire prendre conscience aux participants des problèmes tels que les dangers du réchauffement climatique et on leur y rappelle également l’importance des transports publics et de l’organisation urbaine. Et c’est peut-être précisément ce dont le Manipur a besoin : de nouvelles idées pour repenser une société qui, depuis les soixante dernières années, est sujette à la guerre et à l’occupation militaire. Il est tout particulièrement important pour les plus jeunes générations de rechercher d’autres manières de communiquer avec autrui dans leur communauté et de trouver des solutions novatrices qui répondront à leurs problèmes quotidiens. La MCC introduit des idées tout à fait nouvelles sources d’inspiration pour de nombreux jeunes Manipuri qui n’avaient jamais montré jusqu’à présent le moindre intérêt pour rejoindre des mouvements sociaux ou pour la protection de l’environnement. L’utilisation par la MCC des réseaux sociaux d’Internet, tels Facebook, pour assurer la promotion des activités de l’association a aussi été primordiale pour rassurer et encourager les jeunes à travailler ensembles.

Bien que nouvelle, cette initiative rejoint les luttes plus anciennes pour les droits de l’homme et celles des mouvements sociaux qui manifestent contre les projets « développementalistes » et l’instauration de barrages au Manipur. Les fondateurs de la MCC se sont engagés à protéger les ressources naturelles et le droit à disposer d’eux-mêmes des groupes indigènes. Après avoir travaillé activement pendant plus de 9 ans sur les problèmes auxquels font face les indigènes (4), ils ont trouvé que l’organisation d’activités qui feraient prendre conscience aux citadins des dangers de la pollution était nécessaire. Et ils désiraient surtout encourager des solutions nouvelles pour lutter contre le chaos urbain qu’est le centre-ville d’Imphal, noyé dans un embouteillage permanent.

Imphal et les bicyclettes

Le recensement indien de 2001 indique qu’environ 80 % de la population totale du Manipur vit à Imphal, une ville qui ne couvre pas plus de 10 % du territoire total de cet État. Cette forte densité de population, combinée à un nombre croissant de véhicules à moteur et au cruel manque de politiques dans le domaine social et de l’environnement, a fait prendre conscience à nombre d’habitants qu’il est nécessaire de trouver des initiatives et des solutions différentes et durables et ce, rapidement. Les artères principales pourraient avoir, par exemple, leurs propres pistes cyclables, ou on pourrait encore instaurer des zones vertes où l’accès des véhicules serait restreint.

La MCC a commencé à opérer de manière effective en janvier 2011. En avril, l’association a organisé un important atelier auquel de nombreuses personnalités des mouvements sociaux du Manipur ont pris part. Les participants mirent au point un plan d’action, en plus de fixer des objectifs et d’établir des principes directeurs pour l’association. On s’assura qu’ils étaient tous bien en accord avec l’objectif général de la MCC qui est de promouvoir le développement durable et le respect envers les peuples indigènes. Campagnes de recrutement, réunions avec les autres organismes de la société civile, entretiens avec les médias locaux et évènements publics sont quelques-unes des nombreuses activités organisées par la MCC depuis sa récente création. Toutes sont coordonnées au travers du compte Facebook de l’association, déjà fort de 360 membres. Le rassemblement cycliste « Masse critique » est un évènement majeur organisé par celle-ci. Il tire son nom de rendez-vous similaires qui ont lieu aux États-Unis et en Europe et lors desquels les cyclistes prennent d’assaut les rues principales de différentes villes afin de sensibiliser les habitants à l’importance d’utiliser la bicyclette dans les villes engorgées. L’association a également organisé récemment un bingo afin de récolter des fonds. Plus de 300 personnes y ont participé, un énorme succès lorsque l’on considère qu’Imphal est sous occupation militaire et que les rassemblements publics y sont très contrôlés. Les collectivités locales, les universitaires, les réalisateurs de cinéma et les personnalités importantes de la ville ont soutenu avec enthousiasme cette collecte de fonds et la campagne de sensibilisation cycliste.

Il est onéreux d’acheter une bicyclette au Manipur et c’est l’un des défis majeurs lorsque l’on désire encourager les déplacements à vélo. Imphal ayant, de plus, un fort taux de pauvreté et de grandes dissymétries sociales, l’association encourage donc d’épargner à plusieurs afin d’acheter des vélos de bonne qualité. Le plan d’action de l’association mentionne également d’autres initiatives parmi lesquelles le soutien à la création d’entreprises dans le domaine du cycle, la promotion de la production et de la fabrication de bicyclettes grâce à des collaborations nationales et internationales, la mise en place de coopératives cyclistes et d’un réseau de salons d’exposition et la création, enfin, d’ateliers d’entretien et de réparation qui fourniraient du travail aux jeunes actuellement sans emploi. L’association souhaite également organiser des campagnes de sensibilisation à l’environnement afin de promouvoir le développement durable et entamer pressions et plaidoyers pour que des mesures écologiques soient instaurées en matière de transport public. La MCC aimerait, de plus, que le gouvernement mette en place des mesures qui inciteraient les gens à utiliser la bicyclette dans leurs déplacements quotidiens et que des subventions gouvernementales existent pour l’achat de vélos. L’association désire également collaborer avec les agences gouvernementales et les institutions scientifiques pour ce qui est du contrôle et des rapports concernant la pollution atmosphérique de la ville.

Les membres de la MCC estiment que, grâce à l’utilisation du vélo et aux autres animations organisées par cette dernière, il est possible de promouvoir une nouvelle manière de percevoir le temps et l’espace et d’encourager un style de vie propice au développement durable. D’après les différentes brochures produites par la MCC, rouler à bicyclette réduit l’empreinte carbone mais aussi la pollution visuelle et atmosphérique, les nuisances sonores, les embouteillages, l’engorgement et les accidents. C’est aussi thérapeutique pour l’esprit et sain pour le corps. L’usage de la bicyclette permet en second lieu de réduire la déforestation et l’utilisation des carburants fossiles.

Conclusion

Il est évident que l’association cycliste du Manipur s’occupe d’abord et avant tout des problèmes auquel cette région fait face à l’échelle locale. Mais elle montre également le désir de traiter des problèmes plus généraux liés à l’environnement en unissant les actions au niveau local et à plus grande échelle. Les membres de l’association se perçoivent à la fois comme les agents d’un changement social et les acteurs d’un mouvement démocratique populaire qui favorise le débat public et le dialogue sur la paix et les problèmes relatifs au développement.

Cependant, encourager les déplacements à bicyclette est un véritable défi à Imphal, et pas seulement à cause du manque d’infrastructures et du chaos causé par le nombre d’automobiles. Ce sont des problèmes qui se doivent d’être discutés avec les collectivités locales, car elles peuvent aider à mettre en place budgets, idées et projets. Cela ne sera pas chose facile dans une ville qui semble minée par la corruption (5). Le défi principal auquel se heurte l’association réside davantage dans cette idée de consommation profondément ancrée dans les esprits. Les habitants d’Imphal se sont entichés d’un rêve social dans lequel posséder une voiture représente la richesse et permet une certaine mobilité sociale tandis que la bicyclette reste associée à la pauvreté et au retard économique. Les gens sont constamment rappelés du fait que dans les pays les plus riches du monde, on possède plusieurs voitures, des gadgets électroniques et bien d’autres biens de consommation, et devenir propriétaire de tels biens et produits est devenu leur propre objectif. Tous ces objets envahissent aujourd’hui les magasins du centre-ville d’Imphal tandis que les derniers modèles d’automobiles essaient par milliers de se frayer un chemin à travers les routes archaïques de la ville. Dans pareille situation, les gens font donc ce qu’ils peuvent pour se déplacer dans une ville qui renvoie l’image d’une modernité incomplète et qui reste par conséquent une démocratie à bâtir.

1Il existe cependant de grandes différences entre les langues des Naga, des Meitei et des Kuki-Chin de nos jours, très probablement dues à leur état d’isolement et aux techniques de survie de la langue mises en place afin de repousser les envahisseurs.
2Anju Rawat explique dans son livre que « entre 1874 et 1934, les populations tribales ont été sous l’administration d’une succession de mesures extraordinaires qui isolaient leurs régions dites « non-réglementées » ou « exclues ».
3L’une des critiques les plus virulentes de cette militarisation du Manipur est Irom Sharmila, une militante pour les droits civils qui est en grève de la faim depuis l’an 2000. Elle dénonce les violations des droits de l’homme qui sont perpétrées au travers de la loi AFSPA.
4Ces travaux ont eu lieu plus particulièrement dans le cadre du Centre Jupiter Yamben, un organisme social créé à la mémoire de Jupiter Yamben, un Manipuri qui a perdu la vie lors des attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Cet organisme défend la protection de l’environnement et les droits civils au Manipur et a également passé des accords avec des organismes similaires dans les autres États du nord-est de l’Inde.
5Wikileaks a publié en mars 2011 un télégramme confidentiel de l’ambassade américaine en Inde dans lequel un diplomate émet l’idée que le chef de la corruption au Manipur est son premier ministre lui-même, Okram Ibobi Singh, plus connu sous le sobriquet de « M. 10 % ».

Palabras claves

sociedad civil, transporte urbano, pueblos indígenas, protección ambiental, construcción de la paz


, India

dosier

Les luttes populaires en Inde

Notas

Lire l’article original en anglais : The Story of Manipur Cycle Club: Cycling for Life in Northeast India

Traduction : Isabelle LOUCHARD

Pour aller plus loin :

  • Salem Irene, “Manipur: Land, People, Demography and Historiography” in Understanding North East India, Cultural Diversities, Insurgency and Identities, edited by Madhu Rajpur, Manak publications: New Delhi, 2011

  • Archana Upadhyav, “Terrorism in the North East linkages and implications”, in Economic and Political Weekly, 2 December 2006, pp. 4993-4999

  • Centre for Development and Peace Studies, “Overview: Insurgency and Peace Efforts in Manipur.”, January 2011

  • Human Rights Watch, “India: End Manipur Killings.”, July 2009

  • Anju Rawat, “Manipur in search of a new dawn” in Understanding North East India, Cultural Diversities, Insurgency and Identities, edited by Madu Rajput, India, 2011.

Fuente

Texto original

Intercultural Resources - 33-D, 3rd Floor, Vijay Mandal Enclave, DDA SFS FLATS, New Delhi, 110016, INDIA - India - icrindia.org

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