Association Raconte-nous ton histoire
01 / 2011
Dans le cadre des discussions entre habitants et professionnels organisées dans le cadre du projet DiverCité dans le quartier de Belleville, parmi les thèmes que les habitants ont souhaité débattre figuraient celui de l’autorité (voir L’autorité a-t-elle perdu de son évidence ?) et celui de la solidarité (voir Solidarités plurielles). À travers les témoignages et les exemples mis en avant par les gens dans le cadre des discussions sur ces deux notions, la question de l’espace public est fréquemment apparue comme une dimension cruciale des problèmes évoqués. Autrement dit, derrière les questions de la solidarité et de l’autorité – et de leur éventuelle crise ou absence – se profile aussi un sentiment de crainte ou d’aliénation vis-à-vis de l’espace public.
Pour partir de la question de l’autorité, il a ainsi été relevé que les adultes semblent de moins en moins disposés à intervenir et à assumer leur part de responsabilité de ce qui se passe dans l’espace public, par exemple réprimander un jeune enfant qui ferait une bêtise. Comment expliquer cette réticence ? Certes, l’espace public est par essence à la fois à tout le monde et à personne ; c’est un espace de coexistence (plus ou moins pacifique) avant que d’être forcément un espace commun de partage. Et l’on reproche souvent aux habitants des grandes métropoles de faire preuve de la plus extrême insensibilité vis-à-vis des incidents qui se déroulent autour d’eux. Mais il ne s’agit pas ici de foules anonymes se pressant sur les boulevards ou dans les couloirs du métro pour rentrer le plus vite possible chez elles après une journée de travail. Il s’agit de personnes qui se voient tous les jours, car habitant pour ainsi dire ensemble.
Dans le cadre de certaines rencontres avec les habitants, la question leur a été posée de savoir si et comment ils interviendraient face aux situations suivantes : une personne âgée restée seule dans son appartement, un enfant faisant des bêtises dans la rue, et ainsi de suite. Deux faits particulièrement frappants ressortent de leurs réponses. Le premier est l’écart considérable entre le niveau des principes et celui de la pratique. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut intervenir, mais presque tout le monde admet immédiatement que dans la pratique, il y a des fortes chances que dans la plupart des cas ils n’interviendraient pas. Le second phénomène, plus saisissant encore, est la différence de traitement et d’appréhension entre une personne âgée ou un adulte d’une part, un jeune ou un enfant de l’autre. À écouter les participants, dans le cas d’une personne âgée, ils sont prêts à franchir tous les obstacles et à s’obstiner envers et contre tout à intervenir, sans y voir aucun problème, alors que s’il s’agit d’un enfant, ils font preuve de beaucoup de prudence et de réticences, comme si avoir affaire à un enfant comportait des dangers particuliers. Un tel état de choses ne peut – c’est le moins que l’on puisse dire – que donner à réfléchir sur l’état des relations sociales.
Quelles étaient donc les raisons avancées par les personnes que nous avons interrogées pour ne pas intervenir ? Un premier élément de réponse est la distinction très marquée entre un espace où ils se sentent « chez eux », au sens large, et où ils interviennent plus facilement, et l’espace extérieur. Ce « chez soi » peut être plus ou moins vaste. Ce n’est parfois que l’immeuble où l’on habite, voire le palier. Souvent, il s’étend au moins jusqu’à l’espace du quartier, c’est-à-dire l’espace où l’on connaît les gens au moins de vue. Dans tous les cas, ce qui fonde le droit à intervenir, à en croire le discours de ces personnes, c’est toujours d’habiter ensemble : c’est parce que nous habitons le même immeuble qu’il existe entre nous une forme minimale de solidarité et que je suis en droit de dire à cet enfant d’arrêter ses bêtises, c’est-à-dire d’exercer une autorité sur lui. Il s’agit là d’une autorité fondée sur le voisinage et la proximité. En revanche, le critère de la communauté (« j’ai le droit d’intervenir car je suis de la même religion ou de la même origine géographique ») n’a quasiment été cité par personne. On peut penser toutefois qu’il joue parfois un rôle, ne serait-ce que dans la perception qu’ont les gens de qui est « proche » d’eux.
Venons-en en effet à ce qui constitue la raison principale, plus ou moins avouée, de la non-intervention : la peur. Face à des jeunes et même à des enfants, on risque de se faire rembarrer et insulter. Il peut même arriver que les parents (les pères) à qui l’on irait signaler les bêtises de leurs enfants réagissent eux aussi très mal. Dès lors, les gens hésitent face aux conséquences potentielles de leur intervention. Ils s’interrogent sur la bonne manière d’intervenir pour éviter les problèmes. L’intervention d’un adulte vis-à-vis d’un enfant ne semble en tout cas plus rien avoir d’évident, et du coup, ces adultes préfèrent souvent se replier sur une autorité plus évidente : prévenir les parents, le gardien de l’immeuble, voire la police.
La question particulière de la peur vis-à-vis des jeunes et des enfants n’est sans doute que l’aspect le plus extrême d’un problème plus général de méfiance dans l’espace public, autrement dit d’incertitude sur la manière dont les autres fonctionnent, sur la manière dont ils vont réagir.
Ce problème renvoie-t-il, pour partie au moins, à la problématique interculturelle ? On peut certes se demander comment un parent de telle ou telle culture réagira si on lui dit quelque chose sur son enfant, par exemple s’il se sentira remis en cause ou s’il pensera que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Mais souvent, même au sein d’une même « culture », on ne peut pas savoir comment les gens vont réagir. Les distances entre personnes sont en effet de multiples sortes, surtout dans un quartier comme Belleville : distances culturelles, qui font que l’on n’est jamais sûr de bien comprendre les codes propres à chaque communauté ; distances sociales aussi, qui s’accompagnent parfois d’une forme de culpabilité qui dissuade de se mêler de ce que font les enfants des pauvres, de peur de s’entendre renvoyer à la figure sa situation de privilégié ; distances dues, en général, à une tendance à se replier sur la sphère familiale, ou en tout cas à considérer que ce sont les parents et eux seuls qui sont responsables de leurs enfants. Du fait de l’effet cumulé de toutes ces distances, l’espace public apparaît comme quelque chose d’étranger, et l’on n’ose pas intervenir.
Plusieurs participantes originaires d’autres pays ont déclaré qu’elles ont le sentiment que les contacts sont plus difficiles en France que dans leurs pays. Spontanément, elles voudraient aider des personnes âgées, par exemple à porter leurs courses, mais celles-ci ont tendance à se croire agressées. Une personne raconte ainsi avoir vu un homme noir proposer son siège à une vieille dame dans le métro, et celle-ci lui répondre « Si vous voulez m’aider, rentrez chez vous. » (Inutile de préciser qu’il y a aussi beaucoup de personnes âgées avec lesquelles les choses se passent bien.)
Le problème posé par une réaction comme celle de cette dame est qu’il peut entraîner un renoncement : si une dame vous répond ainsi dans le métro, laisserez-vous votre place à une deuxième vieille dame qui monterait dans la rame à la station suivante ? Une autre facette du problème de la méfiance est ainsi qu’il peut causer un sentiment de déresponsabilisation si l’on sent qu’il n’y aura pas réciprocité. Lors d’une discussion sur ces questions avec un groupe de jeunes, ils avaient commencé par dire, de manière unanime, qu’ils se lèveraient tous pour laisser leur siège à une personne âgée. Mais après qu’on leur eut raconté l’histoire de la vieille dame et de l’homme noir, les choses n’étaient plus aussi claires. Une jeune fille a fini par dire qu’en fait, elle ne se lèverait pas, parce qu’elle sait que cette vieille dame ne ferait pas la même chose pour une femme enceinte. Cette impression d’absence de réciprocité est encore un signe d’affaissement du sens de la responsabilité collective. Un même constat ressort aussi des rares cas où les participants (les jeunes surtout) disent d’emblée qu’ils n’interviendraient pas. Une jeune Chinois dit ainsi que s’il voit une enfant faire une bêtise, il n’interviendrait pas parce que c’est le problème des parents et pas le sien. De même, une participante raconte avoir voulu intervenir pour séparer deux jeunes qui se battaient, mais que d’autres jeunes se sont interposés et lui ont dit que ce n’était pas à elle de faire quelque chose. Sans doute voulaient-ils la protéger, ou bien pensaient-ils que c’est aux jeunes de régler les histoires des jeunes.
Une différence très nette est ressentie entre l’espace public en France et l’espace public dans le pays d’origine. De nombreux participants disent ainsi que chez eux (en Afrique, dans le Maghreb), ils n’auraient pas de mal à intervenir dans la rue, notamment parce que les enfants et les jeunes y respectent les adultes. Plus généralement, on constate un sentiment d’absence de responsabilité en France par rapport à ce qui existe au pays : ici, on ne sait pas qui est responsable de ces enfants, on ne sait pas à qui il faut aller parler (les parents, le concierge, le syndic s’il y en a), alors qu’en Afrique « il y a toujours un interlocuteur ». Comme si en France la société renonçait à exercer un regard ou un contrôle collectif sur ce qui se passe. En un sens, cela permet davantage de liberté, moins de contrôle social, mais en un autre sens, cela peut empêcher de contrôler certains comportements, notamment chez les enfants qui profitent (trop ?) de cette liberté. Autrement dit encore, l’espace public en France est nettement plus impersonnel qu’au pays, où les villages ou les quartiers périphériques des grandes sont des communautés plus soudées, au détriment parfois de la liberté personnelle. La distinction entre l’espace extérieur et l’espace intérieur du foyer est beaucoup plus marquée en France, ou du moins dans la France contemporaine par opposition à ce qui prévalait il y a encore quelques décennies. Cela explique que l’on ressente une moindre responsabilité vis-à-vis de ce qui se passe dans l’espace public, soit parce qu’il y a moins de cohésion sociale (du fait de la diversité des populations et d’un repli sur la sphère privée), soit parce que l’on pense que c’est le rôle de l’État, c’est-à-dire ici de la police… Mais celle-ci ne peut tout de même pas intervenir sur tous les petits problèmes et conflits qui surgissent dans un quartier.
Une participante raconte ainsi avoir vu un groupe d’enfants voler des bonbons dans une supérette locale sans se cacher des adultes présents. Aucun de ces clients n’a réagi, soit par indifférence à l’égard d’enfants qui n’étaient pas les leurs même s’ils les connaissaient de vue, soit par peur de leurs réactions ou encore des possibles représailles de leurs grands frères. Cette absence totale de réaction a de quoi choquer des nouveaux arrivants en France : dans leur pays d’origine, une telle attitude serait tout simplement inimaginable. Or, paradoxalement, la plupart de ces clients étaient justement d’origine étrangère. Ils n’ont pourtant pas réagi, considérant sans doute que les « règles du jeu » étaient différentes que dans leur pays d’origine et que, d’une certaine manière, la responsabilité collective ne valait pas dans le contexte français.
Dans ce cas, le sentiment de déresponsabilisation renvoie à l’impression d’un migrant qui arrive dans une nouvelle société et n’est pas sûr de bien connaître son fonctionnement. Il suffit alors d’une mauvaise expérience pour avoir le sentiment qu’ici tout fonctionne différemment et perdre ses « réflexes d’Afrique », comme dit une participante. Et il en va de même à l’inverse pour les personnes âgées qui se méfient : peut-être se sentent-elles déboussolées parce que la société change.
Il faut également poser la question sous l’angle de qui se perçoit et est perçu par les autres comme ayant le droit d’intervenir dans l’espace public. Un immigré peut ainsi avoir le sentiment qu’il n’est pas chez lui et que non seulement ce qui se passe dans la société française n’est pas de sa responsabilité, mais qu’en plus il se ferait rembarrer par les « vrais citoyens » français. Dès lors que l’on prête un peu d’attention à la manière dont se passent les interactions en public, on observe que de subtiles différences de statut sont à l’Ĺ“uvre qui déterminent qui a le droit de parler, d’intervenir ou non, et au nom de qui. Ces différenciations qui font que certains apparaissent avoir davantage le droit à la parole que d’autres. C’est encore pire évidemment s’il s’agit d’un immigré sans-papiers, pour qui s’ajoute la peur de se faire remarquer. D’ailleurs, on constate que dans de nombreux domaines, on ne reconnaît plus en fait à personne, sinon éventuellement à la police, le droit d’intervenir, de parler au nom des autres et d’assumer la responsabilité de l’espace public. Cela vaut par excellence pour ce qui concerne l’autorité sur nos enfants, que nous ne sommes plus vraiment disposés à déléguer à d’autres adultes que nous ne connaissons pas ou peu.
Certes, il ne faut pas charger le tableau et exagérer l’impersonnalité de l’espace public. Au moins au niveau d’un même quartier, le simple fait d’habiter ensemble et de se rencontrer au quotidien amène tout naturellement à reconstituer des solidarités. Le problème est que dans les métropoles modernes, ces tendances positives se heurtent à des obstacles très forts, comme la diversité des populations, le faible nombre des lieux de rencontre, et les modes de vie, en particulier les horaires de travail.
diálogo intercultural, diversidad cultural
, Francia
Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.