Histoire et leçons du projet « DiverCité », Belleville 2004-2009
Association Raconte-nous ton histoire
01 / 2011
Quiconque a déjà dû patienter dans une longue queue à la Poste, à la mairie ou à l’accueil de l’assurance maladie dans un quartier populaire, observant les usagers et leurs échanges avec les professionnels chargés de l’accueil, sait ce qu’une telle situation peut parfois générer en termes d’impatience, de tension, de frustration, de dialogue de sourds, d’accusations réciproques.
Les gens laissent rarement passer une occasion de critiquer les diverses institutions auxquelles ils ont affaire dans leur vie quotidienne. Mais les fonctionnaires et professionnels eux aussi, quand on leur en fournit l’occasion, expriment leur malaise face aux difficultés qu’ils rencontrent dans leurs rapports avec les usagers, difficultés qui semblent exacerbées quand s’y ajoutent les problèmes de communication liées aux migrations et à l’origine culturelle (mauvaise connaissance du français, ignorance des fonctionnements de l’autre…).
Le projet DiverCité est né de ce constat. Il s’agissait à l’origine d’un besoin ressenti par un certain nombre de professionnelles (il s’agissait quasi exclusivement de femmes) intervenant dans le quartier de Belleville à Paris, confrontées pour diverses raisons à des difficultés de dialogue avec les usagers d’origine étrangère. Il s’agissait pour elles de comprendre dans quelle mesure les difficultés qu’elles rencontraient provenaient de différences culturelles, afin de pouvoir les lever et de restaurer un dialogue constructif. Certaines s’interrogeaient par exemple sur l’absence apparente de certains parents dans le suivi de la vie scolaire de leurs enfants. D’autres sur le malaise ressenti par certains hommes accueillis par des femmes dans les services sociaux. D’autres encore observaient en elles-mêmes une certaine forme d’autocensure quand elles avaient affaire à des familles migrantes : elles n’osaient pas leur parler comme elle l’aurait fait à des Français.
L’objectif initial de la démarche était de formaliser, à partir d’un échange d’expériences et de savoir-faire, des « bonnes pratiques » dans le domaine de la communication interculturelle entre institutions et habitants. Le projet se situait dans la continuité d’une démarche de « politique de la ville » dans la mesure où il consistait à faire travailler et réfléchir ensemble des professionnelles de différents services et institutions intervenant sur un même quartier. Il s’est mis en place malgré l’opposition de certaines institutions (comme, initialement, la Mairie du XIe arrondissement, qui y voyaient du communautarisme), l’incompréhension de certaines autres, ou encore le désintérêt relatif d’autres encore qui jugeaient ces questions d’importance marginale. Un groupe à double niveau s’est ainsi constitué au fil du temps, avec un « noyau dur » bénéficiant du soutien de leurs hiérarchies (assistantes sociales de la Ville de Paris, CAF, commissariat au début, certaines associations…), et un groupe élargi à géométrie variable avec des allers et venues en fonction de l’intérêt et des mouvements internes aux institutions. D’autres institutions ont été invitées à venir discuter avec les habitants sur une base ponctuelle : représentants du procureur de la république, police, Éducation nationale. Les financements provenaient de la Mairie de Paris et du FASILD (Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations).
C’est ainsi que des sessions de formation sur l’interculturel ont été organisées à partir de 2004. Très rapidement, toutefois, la démarche a changé de nature. Des réunions publiques ont été organisées pour discuter de ces questions avec les habitants du quartier, réunions qui ont rencontré un certain succès. Les professionnelles elles-mêmes ont trouvé ces discussions libres avec les habitants, d’égal à égal, plus enrichissantes et plus utiles que les activités organisées précédemment. Ce qui était au départ une démarche classique de formation et de recherche-action s’est donc transformé en un cycle de débats et de rencontres avec les habitants, autour de certains grands thèmes relativement généraux (de manière à permettre un certain recul par rapport au vécu quotidien et donc une discussion plus riche). Ces thèmes ont été choisis par les habitants ou sont directement ressortis des discussions : l’autorité, la solidarité, l’argent, l’éducation des enfants…
Les représentants d’institutions invités qui ne participaient pas au pilotage du processus ont parfois eu des difficultés à comprendre la démarche. Ils ont pu avoir tendance à adopter un positionnement paternaliste d’explication et d’information, au lieu d’une attitude de dialogue et d’écoute. D’autres se sont placés d’emblée dans un positionnement tellement autocritique (l’Éducation nationale) que cela a aussi en un sens empêché le dialogue.
Au début, les réunions étaient organisées en soirée, de sorte qu’elles attiraient principalement des hommes immigrés (notamment des foyers de travailleurs immigrés du quartier). Ces réunions ont donc été complétées par des rencontres en journée avec des femmes, soit en stage, soit participant à certaines activités des centres sociaux du quartier. Pour favoriser leur prise de parole, des questions préparées à l’avance leur étaient distribuées, auxquelles elles devaient répondre à tour de rôle. Des rencontres ont également été organisées avec des parents d’élèves et des enseignantes dans des écoles maternelles. Toutes ces discussions ont permis aussi des échanges directs entre professionnels et habitants sur certains points contentieux que des discussions plus générales sur les valeurs de la société française et des différentes sociétés d’origine des personnes rencontrées. Elles forment la teneur des différents textes regroupés dans ce dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté ».
Le contexte
En un sens, il n’est pas fortuit que ce soit le quartier de Belleville qui ait servi de théâtre à ces échanges. Son caractère de quartier populaire par excellence et les vagues successives d’immigration qui s’y sont succédées (Juifs d’Europe de l’Est, Maghrébins, autres Africains, Chinois et autres Asiatiques) en font le symbole, à Paris, de la mixité sociale et culturelle – une mixité qui peut d’ailleurs aussi bien être représentée comme une mixité heureuse (cf. les romans de Daniel Pennac) que comme problématique (cf. les manifestations récentes des Chinois contre les agressions dont ils sont victimes). La multiculturalité de l’espace public bellevillois se retrouve aussi bien au niveau de la population (un tiers des résidents nés à l’étranger) que des commerces et des restaurants « exotiques » qui forment une large part de son décor urbain. En fait, il semble que les différentes cultures de Belleville se côtoient sans beaucoup se mélanger. Les difficultés sociales que connaît le quartier frappent tout particulièrement les populations migrantes. Pour cette raison, et également parce que les populations « de souche » ont moins besoin d’aide pour naviguer dans la société française, les populations étrangères sont surreprésentées dans les publics accueillis par les services sociaux et les autres instances. Les associations du quartier à vocation sociale déclarent ainsi recevoir 80% de personnes d’origine étrangère.
Quelques leçons
Le premier des enseignements de la démarche initiée en 2003 est le caractère problématique de la notion même d’« interculturel », si l’on entend par là les interactions entre différentes cultures séparées et bien définies. L’expérience montre que la réalité est bien plus fluide et multiple, de sorte qu’il est toujours impossible de réduire un individu ou son comportement à une culture, et que d’ailleurs la culture – un ensemble de traditions, d’usages, de représentations – est impossible à isoler des autres facteurs (sociaux, historiques, politiques, etc.) qui expliquent les comportements et les opinions. On constate aussi que souvent c’est l’autre qui, dans le cadre de la confrontation, nous identifie à notre « culture » ou à l’idée qu’il s’en fait. Autrement dit, c’est parce qu’il y a des situations d’incompréhension, de conflit, de ressentiment que l’on en vient à voir dans les différences de « culture » la cause de ces problèmes.
Dès lors, si un moment il avait été envisagé que le projet DiverCité puisse déboucher sur l’élaboration d’une « guide de l’interculturel » à destination des professionnels, il est très vite apparu qu’il serait impossible de réduire les enjeux à des formules du type « Les Chinois (ou les Africains) font ceci dans telle situation, donc le professionnels devra expliquer cela. » Pour le meilleur et pour le pire, chaque situation de confrontation doit être traitée individuellement (voir Où va se nicher l’interculturel ?).
Ce qui est nécessaire est donc de restaurer les conditions d’une communication constructive, en allant au-delà des idées reçues (de part et d’autre) sur la « culture » de l’autre. Cela implique aussi de dépasser un mode de relation unilatéral entre professionnels (seuls dotés d’un savoir légitime) d’un côté et habitants/administrés (ignorants, à « éclairer ») de l’autre. Certes, il ne s’agit pas de dire que la règle ne devrait pas s’appliquer identiquement à tous, sous prétexte de culture. Mais il devrait aussi être possible de faire un pas de côté de manière à remettre ces règles en perspective, et de comprendre en quoi leur application peut faire problème, ou susciter malentendus et ressentiment. Dans la mesure où cela implique précisément de reconnaître qu’il peut y avoir des idées reçues des deux côtés, que les personnes à qui on a affaire ont leur propre perspective, leur propre histoire et leurs propres raisons légitimes, et enfin que les « règles » en vigueur en France ne sont pas la vérité révélée, mais bien souvent des solutions de compromis évolutives visant à traduire certains principes et certaines valeurs dans la réalité, en ce sens il s’agit bien d’une démarche interculturelle.
C’est ce type d’espace de médiation et de construction du sens qui semble manquer au dispositif institutionnel auquel se trouve confronté un migrant à son arrivée en France. Force est de constater qu’en général les institutions françaises sont assez peu disposées à intégrer dans leur fonctionnement la problématique interculturelle, sinon de manière marginale. D’une part, dans un contexte où les institutions comme l’école, l’ANPE ou les services sociaux sont souvent sous pression – du fait des réductions de budget ou d’effectif, des réorganisations permanentes, des dénonciations continuelles dont elles font l’objet de la part des politiciens –, il est compréhensible qu’elles restent sur une position défensive. Le temps, les moyens manquent. D’autant plus évidemment si l’interculturel est immédiatement compris comme un nom plus poli pour le « communautarisme », la différence de traitement et de règles selon l’origine ou la religion. Il est alors assimilé à l’une des menaces contre lesquelles l’institution doit se défendre.
Un autre obstacle à la prise en compte de l’interculturel dans le fonctionnement des institutions est précisément qu’il est impossible de le traduire en règles générales qui pourraient être édictées depuis un Ministère et appliquées sur tout le territoire. On a souvent entendu regretter le fait que malgré l’existence de multiples initiatives remarquables d’ouverture interculturelle sur le terrain, par exemple dans les écoles et les collèges, cela ne passe jamais à l’échelle supérieure, dans les directives nationales. Cela s’explique en partie par le fait que l’interculturel est précisément affaire de relations avec des personnes, et en ce sens son échelle naturelle est le niveau du terrain, celui de l’accueil. Et malheureusement, dans bien des cas, c’est aussi le niveau le plus éloigné des préoccupations des décideurs politiques, auquel on n’accorde que très rarement l’importance qu’il mérite. Souvent la tendance est même à la régression dans ce domaine, à travers le recours accru aux standards téléphoniques et aux services en ligne.
La meilleure réponse au reproche d’encourager le communautarisme sous prétexte d’interculturel réside dans le fait que les quelques pistes générales d’amélioration qui ressortent de la démarche initiée par DiverCité – importance centrale de l’accueil, effort de lisibilité et de simplification des droits, constitution d’espaces pérennes de dialogue et de médiation, etc. – représenteraient des progrès pour tous, et non seulement pour les migrants. On a bien souvent constaté en effet que les problèmes que rencontraient les migrants se retrouvaient aussi chez les Français, d’autant plus s’ils sont pauvres, chômeurs ou exclus.
Pour beaucoup, la priorité, vu les conditions actuelles, devrait être de défendre les règles qui existent et de s’assurer de leur application à tous, en « intégrant » les migrants sans se poser de questions, quitte à froisser certaines susceptibilités culturelles, ce qui serait meilleur pour eux au final. (Une autre variante de ce point de vue est celle qui consiste à penser que le seul réel problème dont souffre le système social français est les attaques dont il fait l’objet pour des raisons économiques et politiques, et que si celui-ci était rétabli dans son état « idéal », tous les problèmes avec les migrants s’évanouiraient comme par enchantement.) On peut se demander ce qui au final serait le plus « efficace » de ce point de vue, une démarche d’adaptation plus ou moins autoritaire ou une démarche de dialogue. En tout cas, il est certain que vouloir refuser absolument la discussion « interculturelle » sur les règles et les institutions françaises revient aussi à se priver de chances de progrès pour celles-ci.
migración, diálogo intercultural, administración pública, conflicto cultural, prevención de conflictos, mediación, educación intercultural
, Francia, Paris, Belleville
Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.