Nous présentons ci-après quelques extraits d’un ouvrage à paraître de Jean Duflot, que nous remercions de nous avoir autorisé à les publier. Mandaté par le Forum Civique Européen, il a enquêté en Calabre et dans toute l’Italie sur les événements violents survenus en janvier 2010 à Rosarno (agglomération en bordure de la mer Thyrénienne) et le résultat de cette enquête sera publié prochainement. Dans cette région ont été concentrés des milliers d’immigrés africains, pour la plupart sans papiers, embauchés à la journée par les exploitants agricoles de la région. Ils sont si maltraités, comme dans beaucoup d’autres lieux autour de la Méditerranée, qu’à la suite d’une agression provocatrice à laquelle la mafia locale n’est pas étrangère, ils se sont révoltés. Il s’en est suivi une sorte de « chasse aux noirs » comparable au pogrom anti-arabe qui avait éclaté à El Ejido en 2000. Ces événements ont eu un grand retentissement en Italie. Ils illustrent bien, replacés dans leur contexte, une double évolution préoccupante : d’une part le flux croissant des travailleurs migrants qui ont quitté l’Afrique pour occuper, dans des conditions inhumaines, les emplois non pourvus en Europe et d’autre part l’émergence du racisme et de la violence produits par des règlements européens et nationaux conçus pour « criminaliser » ces travailleurs et les livrer sans défense aux mauvais traitements et à la surexploitation.
Les événements du 7 au 11 janvier 2010 à Rosarno (Calabre)
Comme chaque jour ouvrable, bien avant l’aube, des petits groupes d’immigrés se rassemblent, souvent par nationalités ou par ethnies, le long de la nationale 18 qui relie Rosarno au port tyrrhénien de Gioia Tauro. Ce sont les premiers postulants des communautés locales de « braccianti » (1), originaires d’une vingtaine de pays d’Afrique ou d’Europe de l’est, qui attendent les « caporali » (2) chargés de l’embauche et du transport des cueilleurs d’agrumes dans les plantations de la Pianura rosarnaise. Entre cinq et six heures, une à une des camionnettes et des 4 x 4 en maraude viennent se garer devant les piquets d’ouvriers et le rituel quotidien du ramassage commence. Harangues martiales, insultes, tri brutal dans la cohue, souvent au corps à corps, à l’arraché, voire à grand renfort de coups de poing et de trique, comme si les rabatteurs embarquaient du cheptel en pleine pagaille. Une première sélection s’opère, selon l’humeur et l’arbitraire des gardes-chiourmes, parfois supervisée par les patrons et les entrepreneurs des bagnes agricoles de la région. Tel est l’ordinaire matinal des saisonniers, talonnés et harcelés par les fondés de pouvoir du patronat local, forçats soumis à l’arbitraire et au chantage, silencieux, comme si l’oppressante loi mafieuse de l’omerta commençait pour eux aux premières lueurs du jour : ici, toute protestation provoque une punition physique ou, plus redoutable encore, une exclusion définitive de cet aberrant marché du travail.
Ailleurs, dans les gourbis et les deux usines désaffectées où s’entassent plus de 1 500 africains du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne, ceux qui se sont résignés à une nouvelle journée sans travail, vaquent à leurs occupations habituelles : toilettes de fortune, avec l’eau stockée dans des jerricanes, collations autour des casseroles de thé ou de café bouillis, partage des garde-manger, lessives, nettoyage des fosses d’aisance et des dortoirs, et repas de midi, préparés sur des braseros qui enfument les friches industrielle. Beaucoup de ces hommes au repos forcé ne travaillent que deux ou trois jours par semaine ; d’aucuns sont inactifs depuis un ou deux mois.
Provocation
Vers 15 heures, un agent du commissariat de Gioia Tauro, en service de garde, reçoit un appel des urgences de l’hôpital de Rosarno : on y a transporté un africain blessé par des projectiles, probablement tirés par une puissante carabine à air comprimé. Après les premiers soins, la victime, Ayiva Saibou, un saisonnier togolais de 26 ans, est en état de faire le récit de cette agression. Ses premières paroles sont pour déclarer qu’il est le titulaire régulier d’un permis de séjour. Après intervention chirurgicale et extraction des plombs qui l’ont atteint à la hauteur du pubis, il relate les faits. Autour de 14 heures 30, il revenait à pied d’un verger situé à deux kilomètres de l’agglomération, quand une voiture s’est dirigée vers lui au ralenti. Un homme l’a mis en joue par la vitre du passager et a tiré sur lui à plusieurs reprises. La douleur qui lui a déchiré le bas-ventre lui a fait perdre un instant connaissance. Sous le choc, son compagnon guinéen, blessé également mais plus légèrement, s’est enfui et ne se souviendra que de la jeep Volkswagen qui leur a barré la route.
Ces témoignages sont à peu près les seuls à préciser le drame qui sera le détonateur d’une émeute sans précédent dans les annales de l’immigration africaine en Italie.
Émeute
« En l’espace de quelques heures, après la diffusion de la nouvelle de l’agression, un groupe d’environ 300 citoyens extra communautaires présents sur les communes de Rosarno et de San Ferdinando, lesquels travaillent par intermittences comme manœuvres saisonniers dans les campagnes de Gioia Tauro et Rosarno, ont déferlé le long de la nationale 18, entreprenant une furieuse manifestation de protestation, créant des embouteillages, entravant la circulation, démolissant et déversant sur la chaussée des containers de rebuts urbains, martelant avec des bâtons et des pierres de nombreux véhicules en transit (3) ».
Rapidement, la manifestation revendicative des travailleurs africains passe à des actes de violence désordonnée et s’en prend aux voitures en stationnement, aux vitrines des magasins (sans le moindre pillage), aux portes et aux persiennes des maisons. On incendie des pneus et des poubelles, on érige des barricades avec toutes sortes de débris provenant de la dévastation systématique de la rue principale.
Face à l’ampleur du rassemblement, grossi par les hommes de retour des champs et les habitants des masures et des cabanes de San Ferdinando et Rizziconi, les forces de l’ordre font appel à des renforts. Au moment des premières charges, d’une brutalité inouïe, lancées par les brigades mobiles anti-émeutes de Reggio Calabria , il y a aux côtés de la police municipale, un détachement de carabiniers et de la « Guardia di finanza », des agents de la prévention du crime de la région de Calabre et des fonctionnaires de la DIGOS (Division des Investigations Générales et des Opérations spéciales).
Commandos anti-immigrés
À chaque charge, les mutins s’éparpillent dans le dédale des rues du centre-ville et se regroupent pour caillasser les forces de l’ordre. Ils finissent par affronter au corps à corps les premiers commandos de Rosarnais armés de barres de fer, certains de pistolets et de fusils de chasse. Dans une accalmie de ce chassé-croisé d’assauts, repoussés par la force publique qui s’interpose entre les belligérants, les immigrés réussissent, sous bonne escorte, à parlementer avec le Président de la Commission extraordinaire de Rosarno (la commune est placée sous tutelle administrative pour infiltration « mafieuse »). Ils exigent une protection immédiate, et certains revendiquent déjà leur transfert hors de la ville où, selon la formule d’un ghanéen, « ils croupissent entre la peur et les rats ». Et les affrontements se multiplient dans plusieurs quartiers de la périphérie.
Tard dans la nuit, les forces de l’ordre réussissent à séparer les deux camps. Plusieurs détachements négocient alors de raccompagner les hommes valides vers les deux dortoirs des usines désaffectées de la Rognetta et d’Opera Sila (4). Un cordon de surveillance policière y restera mobilisé toute la nuit. Dans un des rapports officiels, il est question de plusieurs interventions policières contre une bande d’individus armés, porteurs de bidons d’essence, visiblement décidés à détruire par le feu des baraques isolées. Cette vigilance préventive a eu la chance de « calmer les esprits d’une centaine de citoyens rosarnais qui manifestaient l’intention d’entreprendre des initiatives de représailles contre les immigrés ».
Fin des violences du Klu klux Klan rosarnais ? Toute l’après-midi, et longtemps après la tombée de la nuit, des centaines de justiciers ont repris la « chasse aux nègres », ponctuant leurs agressions de menaces de mort et d’injonctions racistes : « hors de la ville, les « niri »( en dialecte, les noirs) de merde, assez des singes à Rosarno ! » etc… Guet-apens au bord des chemins de terre, tabassages à coups de poings, de pieds et de barres de fer, poursuites en voitures, incendies de masures excentrées…
Les forces de l’ordre ont eu fort à faire pour éviter le pire. Là encore, aucun mort à déplorer parmi les nombreuses victimes de la « ratonnade ». L’ultime incident, spectaculaire, a été l’incendie d’une vieille bicoque dans la deuxième zone industrielle occupée par dix immigrés qui en sont sortis heureusement indemnes.
Nettoyage ethnique
Dans la nuit de samedi, une cellule de crise a décidé de mettre en place une task force composée du directeur central des politiques d’immigration du ministère de l’Intérieur, du directeur général des services d’inspection du ministère du Travail et du directeur général de l’organisme chargé de la santé dans la province de Reggio Calabria. C’est ce triumvirat ministériel transféré dans les bureaux de la municipalité qui va piloter l’évacuation de la colonie « pénitentiaire » des immigrés africains de Rosarno.
Dès l’aube, la prise en charge des centaines de pensionnaires des deux usines-dortoirs de Rosarno s’est effectuée sans coup férir. La grande majorité de ces hommes traumatisés par ces deux journées de fureur revendiquent leur départ. Chaque chemin de traverse est inspecté, mètre par mètre, chaque masure en ruines visitée pour découvrir si des immigrés n’ont pas cherché à s’y cacher afin d’échapper aux « rabatteurs » qui se sont adonnés librement à la « chasse aux noirs », ces derniers jours, à coups de barre de fer et de tirs dans les jambes. On a l’impression que l’évacuation des usines abandonnées utilisées comme asiles de nuit, n’a pas assouvi la soif de vengeance de ceux qui continuent à traquer les quelques Africains demeurés dans la zone.
Entre samedi 9 et lundi 11 janvier où les travaux de démantèlement de La Rognetta, de l’huilerie « virtuelle » d’Opera Sila et des baraques misérables de la périphérie ont démarré, plus d’un millier d’Africains ont été acheminés par camions, autocars et trains vers les centres de Bari et de Crotone. Certains ont été transportés par des voitures de bénévoles vers plusieurs destinations, Lamezia, Catanzaro, Cosenza ; quelques-uns vers Riace et Badolato.
À l’intérieur de la station ferroviaire, les bénévoles et les membres de la Coopérative « Malgrado tutto » (Malgré tout) ont pu mesurer toute la détresse de ces hommes traités comme du gibier pendant trois jours de « chasse au noir ». La plupart, à jeun depuis 24 heures, se trouvent dans un état d’abattement et de grande fatigue, prostrés sur les banquettes de la salle des pas perdus, sur le dallage et sur les quais. Le maire, Gianni Speranza et les membres de la coopérative distribuent des boissons chaudes, des bouteilles d’eau et des « panini » pour les réconforter : la nuit est balayée par un vent glacial et des rafales de pluie.
Deux ou trois membres de l’Arci (5), et le grand frère de la médiation culturelle, Soungoutouba Cissokho, s’enquièrent en anglais et en français de la destination des uns et des autres. Ils sont pressés de quitter la Calabre. Ils n’y remettront plus jamais les pieds. La plupart d’entre eux ont tout perdu dans la précipitation de leur fuite, ou n’ont pas été payés par leurs patrons et leurs sicaires ; quelques-uns ont été victimes de voyous qui les ont dévalisés. Beaucoup n’ont même pas de sacs en plastique comme bagages.
Fin de l’opération nettoyage ethnique : les quatre trains spéciaux partis de Sant’ Eufemia (entre minuit et 3 heures du matin) foncent dans la nuit, vers les Pouilles, la Campanie, le Latium, La Lombardie.
Rosarno : terminus d’un euromirage
Ce qui s’est passé en Calabre, à Rosarno, dans les journées d’émeutes de janvier 2010, n’est pas un simple bégaiement de l’histoire à ranger dans les oubliettes de la mémoire où finissent les faits divers. À travers les trois jours de violences racistes et de lynchages qui ont ensanglanté cette bourgade rurale de 15 000 habitants, c’est tout un processus de dégradation des rapports socio-économiques qui se démasque et se banalise. Il faut y voir l’une des résurgences chroniques du traitement que l’on réserve systématiquement aux immigrés dans tous les pays membres de l’Union européenne, partout où les impératifs de la croissance et du profit drainent une main-d’œuvre bon marché.
Certes, le scénario catastrophe mis en scène dans cette région de la péninsule a pris une tournure spectaculaire ; l’ampleur de la « chasse au nègre » dans ce « pogrom » anti-africain a mobilisé les médias et l’opinion nationale et internationale pour ou contre les protagonistes du conflit. Bien que le bilan ne dénombre pas de morts d’hommes — un miracle dû à la promptitude relative des forces de l’ordre et peut-être même à une tactique ponctuelle de la ‘ndrangheta(6) — l’affaire a acquis très vite une dimension renvoyant en amont à toute une chaîne de causes et de responsabilités.
À l’évidence, il s’inscrit dans un contexte historique récurrent dans le secteur de l’agriculture. En Calabre, le modèle californien de production intensive que l’on retrouve en Andalousie ou, sous une forme atténuée, dans certaines régions de France, s’avère particulièrement désastreux.
D’emblée, dans le contexte italien, des précédents reviennent en mémoire : à commencer par l’attentat du 12 décembre 2008 perpétré par deux « picciotti » d’une ‘ndrine(7) rosarnaise qui avaient tiré au fusil de chasse et blessé grièvement deux travailleurs ivoiriens revenant des orangeraies. Cet hiver-là, la révolte des esclaves de la Piana de Gioia Tauro, s’était limitée à une protestation pacifique auprès de l’autorité préfectorale préposée à la tutelle administrative de la commune, « démissionnée » pour allégeance à la mafia locale. Leur démarche courageuse avait abouti à l’arrestation d’un sbire « mafieux », Andrea Fortuno, finalement condamné pour tentative d’homicide volontaire à 16 ans de réclusion.
Deux mois auparavant, le 18 septembre 2008, à Castel Volturno, dans la province de Naples, la Camorra avait abattu froidement à la kalachnikov six ressortissants africains. Les tueurs les avaient surpris dans un atelier de confection et déchargé leurs armes (des rafales de 130 balles) sur ces travailleurs clandestins originaires du Ghana, du Togo et du Liberia. La réponse du gouvernement avait été d’envoyer l’armée (500 militaires) pour « lutter » contre la mafia aux côtés des forces de l’ordre. En réalité, pour procéder à la déportation des Africains hors de leurs bidonvilles de Campanie. Ils étaient coupables d’avoir troublé l’ordre public en érigeant des barricades entre Caserta et la bourgade de la tuerie.
À coup sûr, cette réminiscence tragique aura fonctionné comme détonateur de la flambée de fureur qui a fait déferler en janvier 2010 les « esclaves » des plantations de Rosarno, San Fernando, et Goia Tauro dans les rues de l’agglomération calabraise. Il y a des années que les saisonniers sont contraints à vendre, été comme hiver, à des prix défiant toute concurrence, leur force de travail sur la terre promise d’Italie. L’histoire de leur euromirage est celle d’un enfer pavé de rêves brisés, de brimades, d’exclusions, et d’agressions criminelles qui constituent l’ordinaire de leur existence de parias.
La jacquerie africaine de Rosarno est une réaction longuement mûrie tout au long de vingt années de surexploitation et d’humiliations permanentes. Peut-être le début d’un refus radical des conditions de vie inhumaines imposées par le système aux nouveaux esclaves des sociétés dites « avancées ». En Italie, pays en proie aux affres de la mondialisation des marchés, miné par l’économie souterraine des organisations criminelles de la camorra napolitaine, de la ‘ndranghette’ calabraise, de la sagra corona unita des Pouilles et de la mafia sicilienne, la mutinerie des saisonniers de Rosarno était inévitable.
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, Italia
Revue Informations et Commentaires : le développement en questions
Informations et Commentaires, n° 153, octobre – décembre 2010
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