La Conférence Internationale du Travail (ClT) qui s’est tenue à Genève au siège du Bureau InternationaI du Travail (BIT), en juin, a adressé un sérieux avertissement aux États concernant les conséquences désastreuses de la crise sur l’emploi. « Si des mesures audacieuses ne sont pas prises rapidement, la crise de l’emploi persistera bien après que l’économie mondiale aura renoué avec la croissance» estime le Directeur Général l’Organisation Internationale du Travail (OIT), Monsieur Juan Somavia.
La crise et l’explosion du chômage
Si l’économie mondiale se contracte cette année de 1,3 %, le BIT prévoit un record absolu de 210 à 230 millions de chômeurs soit entre 39 et 59 millions de plus qu’en 2007. En février, l’Union Européenne comptait 19,5 millions de chômeurs soit 8,7 % de sa population active (PA) et 17,5 % de moins de 25 ans. La zone euro enregistrait 15 millions de chômeurs (9,5 % PA).
Aux États-Unis, le ralentissement de la crise entre avril et juin 2009 tient essentiellement aux dépenses de l’État et aux investissements induits par les plans de relance. Cela n’empêche pas le chômage d’avoir atteint 10,6% de la PA. C’est pourquoi le pronostic du Fonds Monétaire International (FMI) sur l’avenir de la première économie mondiale reste, lui aussi, réservé: « La reprise devrait être progressive … et la croissance potentielle pourrait rester très en dessous des tendances passées (3% et plus), pendant une période considérable ». L’économie américaine qui entraînait l’économie mondiale avant la crise, y compris les économies émergentes d’Asie (Chine et Inde, notamment) et d’Amérique Latine (Brésil…) n’est pas prête à jouer à nouveau ce rôle. Dans ces conditions, la crise mondiale risque de perdurer plus longtemps que prévu.
Conscient de cette situation et du drame humain que représente l’explosion du chômage, de la précarité et de la pauvreté dans le monde, le Bureau International du Travail (BIT) propose aux États Un pacte mondial pour l’emploi. Il s’agit, entre autres mesures concrètes, de soutenir les entreprises, en particulier les petites et moyennes (PME) et de leur garantir l’accès au crédit ; d’étendre les prestations de chômage et de mieux les adapter aux diverses situations, notamment au chômage partiel ; d’accroître les investissements dans les infrastructures et les biens publics à forte intensité d’emplois ; d’investir dans l’économie verte, dans la sécurité alimentaire et le développement rural ; d’étendre le système de protection sociale pour les groupes à faibles revenus, les travailleurs de l’économie informelle, les travailleurs migrants…
Les travailleurs amortisseurs de la crise
Ce cri d’alarme du BIT et ses propositions d’action en faveur de l’emploi arrivent à un moment où il est évident que confrontés à la crise, c’est-à-dire à une forte baisse de leur activité, les entreprises tentent d’éviter la faillite en licenciant le maximum de travailleurs. Elles espèrent à la fois alléger leurs charges actuelles et, en cas de reprise, pouvoir embaucher des jeunes chômeurs à des conditions beaucoup plus favorables pour elles. Cette double préoccupation, notamment dans les grandes entreprises, fait des travailleurs les amortisseurs de la crise. Or, cette politique bien loin de favoriser une sortie rapide de crise, perpétue celle-ci et tend à l’aggraver. Les frémissements actuels de quelques indicateurs d’activité ne suffiront pas à résorber le chômage. Or, tant que celui-ci durera, la crise perdurera. Seuls, des plans de relance offensifs seront capables de renverser la tendance à la destruction d’emploi. L’avenir de l’emploi est entre les mains des États. En effet, les chômeurs et les travailleurs pauvres seront de plus en plus dans l’incapacité de consommer et d’investir. Le reste de la population fera de même par crainte de l’avenir. Tous rechercheront les biens les moins chers en provenance des pays émergents tels la Chine et l’Inde. Les carnets de commandes des entreprises chinoises spécialisées dans l’exportation, ainsi que ceux des multinationales implantées en Chine, en Asie et ailleurs, se rempliront à nouveau tandis que ceux des pays industrialisés resteront lamentablement vides. Ne comptons pas sur les technologies de pointe pour nous tirer d’affaire car les multinationales se chargent d’en doter les pays dont la main d’œuvre très habile et peu coûteuse favorise leurs profits et ces transferts de technologies de pointe. L’exemple d’Alcatel-Lucent, numéro deux mondial derrière le Suédois Ericsson dans les équipements de télécommunication, est significatif à la fois de graves erreurs de stratégie de gestion depuis 2000 et des dégâts causés par ses concurrents Chinois Huawei et ZTE qui cassent les prix et sont, eux aussi, à la pointe sur le plan technologique. Au plan mondial, les effectifs du groupe sont passés de 113 400 en 2000 à moins de 55 000 aujourd’hui. La filiale française a perdu les 2/3 de ses salariés entre 2000 et 2009. Ils sont maintenant 11 000 et l’évolution n’est pas terminée. La firme a délocalisé une partie de sa production à Shanghai où elle emploie 10 640 salariés. L’industrie n’est pas la seule à souffrir de ces concurrences sauvages (dumping), l’agriculture et les services aussi. L’Inde n’est pas seulement performante en informatique et les tomates italiennes sont durement concurrencées par les tomates indiennes malgré le coût du transport et le lait des Indes met en difficulté les producteurs laitiers d’Europe… On pourrait multiplier ces exemples car tous les secteurs des économies industrielles sont affectés.
Le prix Nobel français d’économie (1988), Maurice Allais, estime que si la concurrence sauvage continue, c’est l’industrie, l’agriculture et les services de l’Union Européenne qui disparaîtront peu à peu. L’Europe ne sera plus qu’un musée pour les visiteurs étrangers ! La crise de 1929 a duré 10 ans, il pourrait bien en être de même aujourd’hui si l’on s’acharne à utiliser les travailleurs comme amortisseurs de la crise et si l’on ne maîtrise pas les concurrences sauvages.
Le Pacte Mondial pour l’emploi du BIT
Ce pacte suggère des pistes d’action susceptibles non seulement d’arrêter les licenciements massifs mais d’aider aussi à surmonter la crise. Pour l’Union Européenne et donc aussi pour la France, concrétiser ce pacte signifie, en priorité, trouver d’autres amortisseurs que les travailleurs pour relancer l’activité économique.
Pour être efficaces, les mesures à mettre en œuvre doivent à la fois améliorer le pouvoir d’achat de la population, relancer les investissements publics et privés et maîtriser les échanges extérieurs en éliminant les concurrences sauvages.
Améliorer le pouvoir d’achat
Pour améliorer le pouvoir d’achat de l’ensemble de la population, la première mesure qui s’impose est de décréter un moratoire général des dettes tant que la crise durera. Le remboursement des capitaux empruntés ainsi que le paiement des intérêts ne sont pas supprimés mais suspendus temporairement. Cette mesure est l’une des premières prises par le président Roosevelt pour faire face à la crise de 1929. Le Fonds Monétaire International (FMI) vient, d’une part, de suspendre jusqu’en 2011 le versement des intérêts que lui doivent les pays créanciers et, d’autre part, d’octroyer 17 milliards de dollars de prêts à 80 pays en difficulté. Ce qui vaut au plan mondial vaut aussi au plan européen ou national.
La seconde mesure concerne les allocations de chômage. Pour les chômeurs complets, les allocations doivent être versées jusqu’à la reprise de l’activité et de l’emploi. Pour les chômeurs partiels, les allocations doivent compenser à 100 % (et non à 70 % comme c’est le cas actuellement en France) le revenu de base (primes exclues).
La troisième mesure consiste à interdire les licenciements durant la crise. Ce qui signifie que les entreprises en difficulté ne pourront plus se servir des travailleurs comme amortisseurs mais, en compensation, bénéficieront de conseils pour leur gestion et d’un appui technique et financier pour survivre jusqu’à la fin de la crise (crédits bancaires à court et moyen terme bénéficiant du moratoire pour assurer les fonds de roulement ; meilleure organisation de l’entreprise et du travail ; chômage partiel si nécessaire, etc.). Depuis les années 1970, l’Institut de Socio-Économie des Entreprises et des Organisations, associé à l’École Supérieure de Management de Lyon, a conseillé 1 200 entreprises dans le monde, dans le but d’améliorer leur management afin d’éviter ainsi les erreurs de gestion et les licenciements, quelle que soit la conjoncture (1).
Relancer l’investissement
Pour stimuler l’investissement public et privé, le levier utilisable immédiatement consiste à accélérer la mise en œuvre des « plans de relance » qui mobilisent déjà des centaines de millions d’euros mais qui tardent à se mettre en route.
Ces plans pourraient être complétés par des prises de participation des Banques Centrales et donc de la Banque Centrale Européenne (BCE) dans les investissements collectifs publics et privés à travers, par exemple, la Banque Européenne d’Investissement (BEI). Cela concernerait aussi bien les secteurs du bâtiment (logements sociaux, bâtiments scolaires et universitaires, prisons, équipements sportifs, etc.) que les secteurs des transports, de l’énergie, des loisirs et plus largement tout ce qui relève de l’aménagement du territoire et du développement durable dans la perspective d’un réchauffement de la planète.
Il s’agit, en outre, de faciliter les crédits pour les investissements à long terme aux entreprises et de casser la spéculation. L’automobile (Renault, PSA… : 8 milliards d’euros) et les banques (BNP-Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, Caisses d’Épargne, Banques populaires… : 21 milliards d’euros) ont été recapitalisées pour cela. Mais il semble que certains de ces bénéficiaires restent tentés par de nouvelles spéculations sur les matières premières, pétrole notamment, et titres dont la valeur en bourse s’était effondrée et qui, de ce fait, laissent espérer de nouveaux gains. Les fonds spéculatifs renouent eux aussi avec ces pratiques. On assiste même au retour des bonus exorbitants dus aux dirigeants et aux traders. À tel point que le gouvernement allemand craint que l’économie ne soit à court de crédit du fait du renouveau de ces pratiques. C’est évidemment aux États qu’incombe la responsabilité de mettre fin à ces dérives. La Bourse n’est pas un indicateur de bonne ou de mauvaise santé de l’économie, elle n’est qu’un indicateur de la bonne ou de la mauvaise santé des spéculateurs ! La Bourse n’est pas l’amie des travailleurs. Elle se réjouit de l’aggravation du chômage et du remplacement du travail par le capital que cela implique. Les spéculateurs espèrent, en effet, que la part du travail dans les coûts de production diminuant, celle du profit du capital augmentera. C’est pourquoi, lorsque les chiffres de l’emploi diminuent, les indicateurs boursiers augmentent.
En France, le gouvernement semble s’orienter lentement vers une meilleure gestion financière et il faut espérer qu’en contrepartie de la recapitalisation, les plans sociaux prévus concernant 4 900 salariés chez Renault et 3 550 chez PSA seront gelés. D’autre part, le gouvernement vient de décider la prolongation au moins jusqu’au 31 décembre 2010 du « dispositif de médiation du crédit » créé en octobre 2008 ; c’est un service public national et régional chargé de veiller à ce que les crédits bancaires soient accordés ou maintenus aux entreprises en difficulté afin d’éviter les licenciements et les faillites. En neuf mois d’intervention, 6 000 entreprises ont bénéficié de ce dispositif, sauvegardant ainsi 120 000 emplois. Il s’agit dorénavant d’étendre ce dispositif car, malgré lui, 192 500 emplois ont été supprimés au premier trimestre dans le secteur privé (Source: INSEE).
Confrontés à ce retour des États dans l’économie, les spéculateurs et les adeptes ultralibéraux du « moins d’État » hurlent au déficit budgétaire et à l’endettement des États annonciateurs, selon eux, d’impôts futurs. Ils sont ainsi fidèles à l’idéologie dominante du moins d’État depuis le premier choc pétrolier de décembre 1973, directement responsable des crises financières à répétition survenues depuis cette date. La réalité, heureusement, est différente. Les Banques Centrales jouant leur rôle de Banques des Banques peuvent prendre des participations dans le financement des plans de relance. Lorsque, grâce à ces plans, l’activité repartira, le système bancaire verra à nouveau ses avoirs augmenter alimentant du même coup les réserves des Banques Centrales. Nous sommes en réalité en présence d’un circuit de financement étalé dans le temps. Les avances d’argent en période de crise seront récupérées lorsque l’activité économique reprendra. Ce processus n’a rien à voir avec un soi-disant endettement à rembourser par des impôts supplémentaires qui pénaliseraient « nos enfants et nos petits-enfants ». Parler d’endettement des États à rembourser par des impôts est une vision statique qui fige la situation à un moment donné lorsque l’État se procure de l’argent pour ses plans de relance, tandis que la réalité est dynamique. Le financement des plans de relance s’étale en effet dans le temps, avec une phase d’avance d’argent (c’est ce qui se passe actuellement) et une phase de retour des flux financiers dans le système bancaire et les Banques Centrales (la croissance revenue). Rien ne s’oppose à ce que ce mécanisme fonctionne dans l’Union Européenne. Ce n’est qu’une question d’interprétation intelligente des Traités.
Maîtriser le commerce extérieur
Il s’agit de lutter contre les dumpings sauvages. Maîtriser la mondialisation, c’est d’abord rendre impossible les concurrences déloyales à l’image de ce qui se fait dans l’Union Européenne vis-à-vis des pays membres. La sortie de crise suppose aussi une concurrence mondiale loyale. Le libéralisme n’est pas l’anarchie (2). Or, l’une des causes de la crise a été le dumping généralisé, c’est-à-dire les concurrences déloyales qui se sont développées à la suite de l’ouverture inconditionnelle des frontières qui s’est imposée après le premier choc pétrolier de décembre 1973. Ce dumping est à la fois économique, social et monétaire. Il est caractérisé sur le plan économique, par le vol et la copie des brevets et par les contrefaçons ; sur le plan social, par une rémunération du travail inférieure de 50 à 60 % à ce qu’elle est dans les pays industrialisés et l’absence quasi-totale de protection sociale ; sur le plan monétaire, par un taux de change de la monnaie maintenu volontairement bas par rapport aux taux de change des concurrents. Les pays émergents, notamment la Chine, sont les spécialistes de ces trois types de dumping. Sortir de la crise suppose que soient éliminées ces pratiques ou qu’elles soient compensées par des droits de douane anti-dumping. C’est évidemment aux Nations Unies et notamment à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qu’incombe la responsabilité soit d’interdire ces pratiques, soit d’autoriser les droits anti-dumping (3). Si les pratiques de concurrence sauvage illustrées par les dumpings ne cessent pas, les pays industrialisés n’auront d’autre solution que de recourir au protectionnisme généralisé car leur avenir et celui de leurs travailleurs en dépendront. Les pays qui misent sur leurs exportations grâce aux dumpings pour améliorer leur niveau de vie ou se développer font une grossière erreur de stratégie. Ils espèrent ainsi accumuler des réserves, en dollars ou en euros notamment, afin d’atteindre ces objectifs en important ce dont ils ont besoin au lieu de le produire. C’est le cas de la Chine qui dispose de 2 217 milliards de dollars de réserves tandis que le niveau de vie des Chinois — sauf pour une très petite minorité — demeure l’un des plus bas du monde. Pour conquérir des marchés étrangers, il faut impérativement avoir des coûts de production les plus bas possible avec des salaires très faibles et une absence de protection sociale. La masse de la population demeure dans la pauvreté. Ainsi, les stratégies qui donnent la priorité aux exportations impliquent toujours, quel que soit le niveau de développement, une violente compression de la consommation intérieure et donc des politiques d’austérité pour la population. Ces pays sacrifient le développement de leur espace économique interne et l’amélioration du niveau de vie de l’ensemble de la population au développement de leurs exportations et à l’accumulation de réserves monétaires (dollars notamment) pour tenter de faire chanter les pays débiteurs (États-Unis dans le cas de la Chine). Ils négligent leur marché intérieur au profit des marchés extérieurs. Rendre le dumping impossible, c’est obliger les pays qui le pratiquent à changer de stratégie et à donner la priorité au développement de leur économie interne. Les exportations servant alors à payer les importations indispensables à l’activité économique interne et non à accumuler des réserves pour dominer les débiteurs.
La crise est mondiale, le chômage aussi. La sortie de crise et le retour au plein emploi doivent l’être également. Cela implique des comportements responsables qui respectent, les règles d’une compétition mondiale loyale, qui accordent, en économie, la priorité à la satisfaction des besoins fondamentaux des populations et n’utilisent plus les travailleurs comme amortisseurs. François Perroux, professeur au Collège de France, estimait que le rôle des économistes est de « nourrir les Hommes et de libérer les esclaves ». Il est peut-être temps de s’en souvenir. C’est à cela qu’espère contribuer le « Pacte Mondial pour l’emploi » proposé par le BIT.
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Revue Informations et Commentaires : le développement en questions
Gilbert Blardone est économiste.
Informations et Commentaires, n° 148, juillet – septembre 2009
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