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Ethique, équité et génocide

Binayak SEN

01 / 2011

Binayak Sen commente le rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé sur les déterminants sociaux de la santé et montre comment un système inéquitable maintient une large section de la population indienne au bord de la famine.

Avec sa déclaration selon laquelle l’injustice sociale tue les populations à grande échelle, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dans le rapport de la Commission sur les Déterminants Sociaux de la Santé (2008), a mis la question de l’équité et du droit à la santé sur le devant de la scène. Quelle est la validité de ses recommandations à la lumière de la situation indienne ?

La malnutrition en Inde et le contexte politique

L’Inde est l’une des sociétés les plus inéquitables de la planète et si l’on prend en compte sa taille nous sommes certainement responsables d’une proportion importante de la somme totale de la misère humaine sur terre. […] Nous nous sommes habitués au fait connu que, en Inde, 47% de nos enfants de moins de 5 ans sont mal-nourris, selon le critère du poids en fonction de l’âge. Ces six dernières années, plus d’enfants sont morts à travers le monde de causes relatives à la malnutrition que le nombre total d’adultes morts pendant les six années de la Deuxième Guerre Mondiale. Mais passons. La nouvelle donnée que je vous livre est que 26% de nos nouveaux nés sont en sous-poids. Rappelez-vous que ces 26% ne sont pas distribués au hasard à travers la population mais concernent bien plus fréquemment des communautés spécifiques, obéissant aux pressions de l’inéquité et de l’injustice sociale.

La malnutrition infantile est un phénomène patho-physiologique complexe dans lequel le manque de nourriture ne constitue qu’un des multiples et complexes facteurs. La malnutrition adulte est plus simple, elle signifie que vous n’avez pas suffisamment à manger. Selon le bureau national de contrôle de la nutrition, en Inde, 37% des adultes hommes et 39% des adultes femmes ont un indice de masse corporelle (IMC) inférieur à 18,5 ce qui signifie une sous-nutrition chronique. Si l’on analyse ces chiffres, on découvre qu’ils incluent 50% de populations tribales et plus de 60% de castes répertoriées (intouchables). Plus de 40% de la population adulte de l’Orissa se situe aussi en dessous de 18,5. Trente-trois pour cent de la population du Maharashtra, qui est considéré comme un État relativement « développé » avec un produit national brut par tête élevé, se situent en-dessous de 18,5. Aujourd’hui, l’OMS qui classifie ces divers taux, affirme que toute communauté dont plus de 40% de la population se situe en-dessous de 18,5 doit être considérée dans un état critique, proche de la famine.

Nous avons donc une population dont une part substantielle et identifiable vit en état de famine chronique, année après année. Comme si cela ne suffisait pas, Utsa Patnaik, un de nos grands économistes, révèle que de 1993 à 2003 la consommation annuelle de céréales par tête est passée de 178 kg à 156 kg, soit une baisse de 22 kg. Cela étant un chiffre moyen et les riches ayant augmenté leur consommation, la baisse en bas de l’échelle est encore plus forte. […]

Et c’est précisément cette section de la population qui est visée par l’État qui se pose en garant, selon la doctrine du domaine exclusif, dans un processus d’expropriation des ressources naturelles et d’accumulation primaire incluant, selon l’éminent historien David Harvey « la marchandisation et la privatisation de la terre, l’expulsion forcée des populations paysannes ; la conversion de diverses formes de droits de propriété (biens communs collectifs, d’État, etc.) en des droits de propriété privée exclusifs ; la suppression du droit aux biens communs ; la marchandisation de la force de travail ; la suppression des formes alternatives (indigènes) de production et de consommation ; l’appropriation des biens, dont les ressources naturelles etc. » Sous ce régime fondé sur l’État, le coefficient Gini, qui mesure l’inéquité dans une économie, a augmenté de 10% entre 1993-94 et 2004-05.

La Constitution indienne est catégorique concernant la question de l’équité. Les principes directeurs de la politique étatique enjoignaient, il y a 60 ans, que toute activité de l’État soit orientée vers la disparition de l’inéquité et la promotion de l’équité. Et pourtant, l’État indien a déployé non seulement toutes ses autorités civiles mais aussi l’ensemble de ses forces paramilitaires et près de la moitié de son armée dans le maintien d’un régime inéquitable dans lequel de larges sections de sa population sont dans un état permanent de famine (1). Les communautés ainsi affectées ont jusqu’à présent réussi à survivre grâce à l’accès aux ressources de propriété commune, terre, eau et forêt, qui constituent une niche sociale et écologique très particulière. En étant sujets aux déplacements sur une grande échelle, ils perdront cette prise ténue sur l’existence. La convention des Nations Unies sur la Prévention du Crime de Génocide indique clairement que, en plus de l’assassinat direct, « la création de conditions physiques et mentales dangereuses qui peuvent mettre en danger la survie de communautés particulières » relèverait aussi du génocide. […]

Cela étant, et l’État indien ayant réussi à résister aux injonctions d’équité inscrites dans sa propre Constitution depuis 60 ans, on se demande comment il répondra aux sages conseils du rapport de la Commission sur les déterminants sociaux de la santé, à savoir : combler le fossé en une génération ; améliorer les conditions de vie quotidienne ; lutter contre les inégalités dans la répartition du pouvoir, de l’argent et des ressources ; mesurer et analyser le problème et évaluer l’efficacité de l’action menée. […]

Campagne pour le droit à l’alimentation

Donc, comment l’État gère-t-il ce que l’on voudrait appeler l’action sur les déterminants sociaux de la santé ?

En tant que membre de longue date de la plus grande organisation de droits de l’Homme de l’Inde, l’Union populaire pour les Libertés publiques (People’s Union for Civil Liberties, PUCL), je suis très fier de l’engagement de PUCL dans la campagne pour le droit à l’alimentation qui vise à assurer à tous les citoyens de l’Inde le droit à une quantité minimale de céréales subventionnées. Cette campagne est née du litige d’intérêt public (Public Interest Litigation) porté devant la Cour Suprême de l’Inde par PUCL il y a plus de 10 ans. Alors que l’affaire est toujours en cours, les arrêts passés par la Cour constituent l’architecture substantielle du système de distribution public (SDP) tel qu’il existe aujourd’hui. Inutile de le préciser, la campagne est profondément consciente que des améliorations sont nécessaires dans le système de distribution public et, en août 2010, à la Convention sur le Droit à l’Alimentation de Rourkela, elle a décidé d’une série de demandes, dont l’universalisation du SDP, une augmentation substantielle et la diversification des rations statutaires allouées à chaque bénéficiaire du programme. Ces recommandations ont été soulevées récemment au Conseil consultatif national sous la direction de Mme Sonia Gandhi, par, entre autres, Jean Drèze, un économiste éminent, et Harsh Mander, le Commissaire nommé auprès de la Cour Suprême pour ce programme.

A notre grand regret, le Conseil consultatif national a rejeté dans une décision récente les demandes de la campagne du droit à l’alimentation, alléguant le manque de ressources. La campagne est désormais engagée dans un mouvement d’agitation public de long terme pour soutenir ces demandes.

Tuberculose et manutrition

Le deuxième exemple se situe dans le champ de la tuberculose, ou plutôt à l’intersection de la tuberculose et de la malnutrition.

Dans un pays où 33% de la population adulte a un indice de masse corporelle inférieur à 18,5 et qui abrite parallèlement une large proportion des cas mondiaux de tuberculose, on pourrait penser que l’association entre la malnutrition et la tuberculose fait l’objet d’intenses études. Ce n’est pas le cas.

L’Inde est le seul et plus grand contributeur au fardeau mondial en termes de morbidité, mortalité et résistance aux médicaments de la tuberculose. Environ 8,5 millions d’Indiens en souffrent, avec une incidence annuelle de 87.000 cas de tuberculose résistante aux divers traitements et une mortalité annuelle de 370.000 personnes.

Et pourtant, une étude systématique de l’OMS qui établit la relation entre tuberculose et IMC a été incapable d’inclure une seule étude de cas indienne. […]

Je voudrais de mon côté attirer votre attention sur deux études, l’une avec fierté, l’autre avec honte.

La première a été conduite par mes collègue de Jan Swasthya Sahyog (groupe de soutien de la santé du peuple) une organisation non gouvernementale qui gère un programme de santé communautaire dans 53 villages forestiers dans le centre de l’Inde. Ils ont réalisé une étude, non encore publiée, sur l’état nutritionnel de 975 patients souffrant de tuberculose pulmonaire, la plus grand étude faite en Inde. Ils rapportent que, dans l’Inde centrale et rurale, les patients atteints d’une tuberculose pulmonaire active souffrent également de malnutrition en macronutriments, c’est-à-dire de famine, association pratiquement universelle, avec moins de 5% ayant un poids normal. Certains groupes tels que les tribus répertoriées et les femmes sont dans une situation pire, avec des niveaux de sous-nutrition mettant leur vie en danger. Il y a des preuves de sous-nutrition de longue durée avec des tailles faibles par rapport à l’âge chez la majorité des patients. Le rapport conclut : « Ce rapport est une illustration claire de la synergie adverse entre les épidémies de sous-nutrition et la tuberculose. Les conséquences en sont d’un côté l’existence de maladies largement répandues et de l’autre des fatigues sévères, toutes deux pouvant entraîner la mort, indépendamment ou de concert. Il est impératif et urgent de répondre aux besoins nutritionnels des patients pauvres ayant la tuberculose sur des fondements scientifiques, éthiques et humanitaires. »

Cependant, l’architecture fondamentale du programme national de la tuberculose formulé en 1962 était fondé sur le déni de cet « impératif et urgent ». Le programme actuel continue sur ce refus. Il s’agit donc toujours d’un problème actuel. Sur quelles preuves ce déni s’est-il fondé ?

Cela nous amène à la seconde étude que j’ai mentionnée, publiée dans le Bulletin de l’OMS en 1961. A noter que la récente revue Cochrane, sur les effets des compléments nutritionnels chez les personnes traitées pour une tuberculose active, a exclu ce papier de leur étude car « les groupes n’ont pas été échantillonnés en fonction de différentes interventions alimentaires ».

Je voudrais vous lire les conclusions de l’étude :

« Une étude, menée au Centre de Chimiothérapie de Madras à Guindy, a été conduite sur le régime alimentaire de 157 patients atteints de tuberculose pulmonaire admis à une comparaison contrôlée de traitement avec isoniazid et APAS, pendant un an, à domicile et le même traitement au sanatorium. Les patients provenaient de communautés pauvres vivant dans des conditions de surpeuplement dans la ville de Madras. Une comparaison a été faite du régime alimentaire à la maison et au sanatorium, avant et après le traitement, et du rôle du régime alimentaire dans l’obtention de l’inocuité bactériologique de la tuberculose. Avant le traitement, les patients dans les deux groupes avaient une alimentaire pauvre similaire.

Pendant les premiers mois du traitement, la prise d’aliments des patients des deux groupes a augmenté. Cependant, ceux du sanatorium recevaient une alimentation supérieure en termes de calories, de graisses, de protéines, phosphores et autres vitamines.

Les patients à domicile étaient plus actifs physiquement pendant le traitement que ceux du sanatorium, renforçant leur désavantage alimentaire. Les patients à la maison ont gagné en poids en moyenne 10,8 lb sur 12 mois contre 19,8 lb pour ceux du sanatorium. Ce gain plus grand n’était cependant pas indicatif de résultats cliniques supérieurs. Dans aucun des deux groupes, la réponse au traitement (mesurée par les progrès radiographiques et bactériologiques) n’était directement associée au niveau de prise d’aliments.

On peut conclure qu’aucun des facteurs du régime alimentaire étudié n’a influencé l’inactivation de la maladie chez les patients tuberculeux, traités avec une combinaison efficace de médicaments anti-microbiens pendant une période d’un an. Il est donc possible de traiter les patients à domicile même si les niveaux de consommation alimentaire sont bas. »

Le fait qu’une étude d’une telle faiblesse scientifique ait pu jouer un rôle critique déterminant l’architecture d’un programme sanitaire d’une telle importance montre comment le politique l’emporte sur les preuves dans ces domaines.

J’espère donc vous avoir convaincu que quelque soit l’idée que nous ayons d’un passage facile de la formulation de demandes populaires fondées sur l’équité et la justice à leur intégration dans les pratiques de gouvernance, elle ne peut être qu’une utopie, un faux espoir. Les paramètres de la gouvernance sont déterminés par des considérations bien plus inflexibles, froides et dures que des notions d’équité et de justice.

Alors concluons-nous que le rapport de la Commission sur les Déterminants sociaux de la santé est inutile ?

Je m’aventurerais à suggérer que la réponse à cette question ne peut être trouvée que dans l’ascendance commune que nombre d’entre nous partageons dans le cadre des luttes des peuples, ou mouvements populaires. […] Tout changement que nous parvenons à apporter dans la gouvernance ne peut être qu’un bonus, un effet secondaire. Nos efforts réels doivent être concentrés sur le terrain de la conscience populaire concernant les réels déterminants de la santé et des soins de santé. Si nous parvenons à opérer ce changement de perspective, alors nous verrons que les conditions du changement sont plus prometteuses aujourd’hui.

Malgré sa récente domination, le néolibéralisme fondé sur la théorie que la croissance économique résout tous les problèmes a perdu sa crédibilité. Le statut hégémonique du néolibéralisme, l’idéologie et la pratique de la domination des marchés sur la société ont été sérieusement ébranlés.

La mobilisation et la politique de classe sont essentiels pour la santé et pour résoudre les inégalités de santé car les partis et mouvement sociaux progressifs et de classes sont les forces dynamiques poussant vers l’amélioration de la condition humaine.

1 Référence à la lutte orchestrée par le Gouvernement indien contre la guérilla maoïste naxalite dans les États du Centre de l’Inde. Lire La politique de développement indienne aux prises avec le naxalisme

Palabras claves

salud, malnutrición, tuberculosis, gobernanza, política de salud


, India

Notas

Lire l’original en anglais : Ethics, equity and genocide

Traduction : Valérie FERNANDO

Extraits de l’article d’InfoChange basé sur l’allocution du Docteur Binayak SEN à la troisième Conférence nationale de Bioéthique, le 19 décembre 2010 à Delhi.

Fuente

Artículos y dossiers

Binayak SEN, Ethics, equity and genocide, in InfoChange, Dec 2010

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