Les anganwadis (centres de santé de proximité pour les pauvres), le Service Intégré de Développement de l’Enfant et le Système de Distribution Publique sont de grands programmes du Gouvernement indien destinés à répondre aux besoins nutritionnels et de santé des pauvres. Pourtant 72,4% des enfants pauvres des villes dans l’État du Madhya Pradesh sont en sous-poids, 60,4% sont sous-alimentés et près de 9 sur 10 sont anémiés. La cinquième et dernière partie de cette série d’articles sur la sécurité alimentaire des pauvres des villes analyse les dysfonctionnements de ces programmes.
Histoire de Dehla
Dehla a finalement fait admettre son fils sévèrement mal nourri au Centre de Réhabilitation et de Nutrition de l’hôpital de district de Bhopal situé à 5 km de son lieu d’habitation. Dehla appartient à la communauté des adivasi (tribus) Gond et vit dans le basti (hameau de sans-abris) Ganga Nagar à Kotra, Bhopal. Manquant de confiance dans sa capacité à s’exprimer en hindi et généralement timide dans ses interactions avec les autres, elle a remis à plus tard le moment de faire admettre son fils à l’hôpital.
Comme elle le craignait, l’expérience de l’hôpital n’a guère été agréable. Elle s’est sentie harcelée par les questions des médecins, a hésité à aller à la pharmacie et à parler au personnel de l’hôpital. Elle dit qu’on l’a fait se sentir responsable d’une certaine manière de l’état de son fils. Son mari et son fils plus âgé ne l’ont pas aidée et ne sont jamais venus à l’hôpital. Trois jours plus tard, elle a ramené son fils à la maison avant la fin du traitement. Alors que son fils ne faisait toujours que survivre, sa fille aînée est soudainement décédée un matin.
Dehla raconte que quand elle était à l’hôpital on lui a dit que sa fille avait également besoin de soins mais qu’il n’y avait pas d’urgence. Elle avait trop peur du personnel et était trop peu sûre d’elle-même pour mentionner que sa fille de trois ans, qui se cramponnait désormais à son sari pour se faire tirer, avait été capable de marcher à l’âge d’un an. Dehla dit qu’elle voyait bien que sa fille allait de mal en pis mais ayant tant d’autres soucis elle ne lui avait pas accordé suffisamment d’attention. Tout le monde pensait que la petite fille recommencerait à marcher en grandissant.
Il y a un anganwadi (centre de santé de proximité pour les pauvres) dans le basti à moins de huit maisons. Il est géré par une femme appartenant à une autre caste. Le personnel n’apprécie guère les cheveux défaits de Dehla, son incapacité à nourrir ses enfants et ses demandes incessantes de suppléments nutritionnels. Ils la traitent, ainsi que les membres de sa communauté, comme des mendiants et non comme des bénéficiaires de plein droit des programmes de santé tels que l’ICDS (Integrated Child Development Service, « service intégré de développement de l’enfant »).
Le Programme Intégré de Développement de l’Enfant
Le Programme Intégré de Développement de l’Enfant (ICDS) a commencé en 1975 et était destiné au service des personnes telles que Dehla et de ses enfants. C’est l’un des plus grands programmes sociaux du pays à s’attaquer aux problèmes de malnutrition des enfants de moins de six ans et des femmes enceintes ou qui allaitent. Il a fonctionné pendant trois décennies mais selon une nouvelle analyse des données de l’Étude nationale sur la santé familiale II (1998-99) par index de niveau de vie, 56,8% des enfants de moins de trois ans parmi les urbains pauvres (soit environ 4,5 millions) sont en sous-poids. Dans le Madhya Pradesh, en milieu urbain, la situation est pire encore : 72,4% des enfants pauvres des villes sont en sous-poids, 60,4% sont mal nourris et environ 9 enfants sur 10 sont anémiés.
A l’origine, le programme ICDS était destiné uniquement aux sections pauvres de la population, principalement dans les zones rurales où les populations vivant sous le seuil de pauvreté avaient accès à des suppléments nutritionnels à travers les anganwadis. En 2001, la Cour Suprême a ordonné l’universalisation de l’ICDS afin de couvrir les enfants de moins de six ans, les femmes enceintes ou allaitant et les adolescentes. Ils devaient recevoir l’ensemble des services de l’ICDS. En 2004, la Cour Suprême, tout en déterminant les normes et le nombre d’anganwadis, a clairement ordonné que tous les bidonvilles aient un centre de soins.
Malheureusement, la couverture de l’ICDS dans les zones urbaines est restée faible. D’après les données du Département du Développement des Femmes et des Enfants (Gouvernement de l’Inde), en 2005 il n’y avait que 360 projets urbains ICDS couvrant un peu plus d’un tiers des pauvres urbains (90 millions). En 2004, le Conseil National a estimé qu’au moins 2.970 projets ICDS étaient nécessaires pour que le programme atteigne la couverture universelle. Il est évident que le nombre des projets actuels est très en deçà des besoins.
Non seulement il y a beaucoup trop peu de centres aganwadi dans les zones urbaines mais ils sont aussi sélectifs dans leur couverture et difficiles d’accès pour les populations vulnérables qui en ont pourtant le plus besoin.
A Bhopal, un centre aganwadi est censé couvrir une population de 750 personnes dans les zones atteintes par le gaz lors de la catastrophe industrielle de 1984, et 1.000 dans les autres zones. La nourriture pour les aganwadis est fournie en fonction du nombre de bénéficiaires. Il a été noté qu’une fois que les vivres ont été distribués au nombre obligatoire de bénéficiaires, les enfants/familles supplémentaires ne sont plus inscrits sur la liste car il n’y a officiellement plus de place pour eux. Ce sont les sections de la population les plus puissantes socialement, celles qui ont le plus de ressources et de voix qui sont d’abord inscrites sur la liste, tandis que les populations marginalisées et dans le besoin sont exclues de la couverture de ces services.
La plupart des listes, y compris celles des bidonvilles et des personnes vivant sous le seuil de pauvreté, ne comptabilisent jamais nombre de familles les plus vulnérables comme les sans-abris vivant dans la rue, les travailleurs de la construction ou les nouveaux migrants car ils n’entrent pas dans les catégories prévues. Ils n’ont pas non plus la force politique ou d’autre pouvoir pour leur permettre d’être inclus dans ces listes. N’ayant aucun document d’identification « valable » ils sont rejetés de la plupart des services et finissent par devoir les acheter aux taux du marché, bien trop élevés et souvent inaccessibles pour eux. A Bhopal, 30 à 40 % des zones de bidonvilles ou assimilés demeurent exclus des listes officielles des bidonvilles et des ICDS.
Le basti de 60 familles à Gautam Nagar est situé sur un terrain privé de 230-280 m². Les habitants en sont des adivasi Ojha Gond. Plus de 80% des enfants sont en sous-poids avec de très hauts niveaux d’anémie, une condition qui demande des soins et de l’attention constants et surtout une nutrition spéciale et adaptée. Plusieurs enfants du basti ont succombé à la faim. Le centre d’aganwadi le plus proche est à moins d’un kilomètre et devrait idéalement couvrir cette population. Mais quand les habitants du basti s’y rendent et demandent des suppléments nutritionnels, on les rejette car ils ne figurent pas sur la liste de l’ICDS et ne peuvent prétendre aux soins nutritionnels fournis. Comme ils vivent sur un terrain privé, l’accès aux services du Gouvernement leur est encore plus restreint.
La situation des populations vulnérables vivant dans des bastis reconnus officiellement n’est pas nécessairement meilleure. Ici, le problème est l’exclusion sociale. Comme dans le cas de Dehla (elle vit dans le basti de Ganga Nagar), plusieurs communautés marginalisées sont incapables d’accéder aux aganwadis même quand ils sont situés à quelques maisons.
Les bastis ne sont pas homogènes sauf s’ils sont petits. Les grands bastis sont constitués d’un mélange de différentes communautés vivant dans de petites poches d’habitation. Les communautés qui forment une minorité sociale, culturelle, économique ou religieuse n’ont pas accès aux aganwadis situés dans les zones plus aisées des bidonvilles. A Bapu Nagar, par exemple, les Jharawalle, une communauté qui fabrique et répare les outils et ustensiles en fer, ont l’un des pires états nutritionnels du basti. Même s’ils savent qu’ils ont droit aux services de l’aganwadi ils n’y ont pas accès car le centre est situé dans une poche où des membres d’une autre caste résident et ils craignent d’aller y demander des suppléments nutritionnels.
Quand un bidonville est déplacé, généralement à la périphérie éloignée de la ville, les services sociaux du Gouvernement (et les autres services tels que l’eau et l’électricité) ne suivent pas automatiquement. Gehu Kheda en est un exemple. Près de 2.000 familles y ont été déplacée depuis Depo Charaha, à 15 km. Six ans après, il n’a toujours pas de services gouvernementaux : ni aganwadis, ni magasin subventionné, ni écoles primaires.
La malnutrition et la sous-nutrition sont des états largement invisibles jusqu’à ce que la situation soit critique. Détecter la situation à temps, en particulier chez les enfants, est donc crucial pour qu’une intervention soit efficace. Si l’état de la fille de Dehla avait été observé et que des travailleurs sociaux s’en étaient occupé elle ne serait pas morte.
Une fois que la malnutrition est diagnostiquée et que le traitement débute, celui-ci doit être étroitement contrôlé pendant une certaine période. La cause sous-jacente d’une maladie est souvent la malnutrition ; si l’on s’attaque à cette dernière, on évite la première. Actuellement il n’existe aucun mécanisme dans les zones urbaines pour détecter et lutter efficacement contre la malnutrition. Aussi bien les agents de santé mal formés et peu attentionnés que l’attitude irresponsable et insensible de l’administration à travers laquelle tous ces services sont offerts sont à blâmer pour la forte malnutrition observée parmi les enfants à travers tout le pays.
Le système de distribution public
Le système de distribution public (Public Distribution System, PDS) est un autre grand programme central du Gouvernement qui est censé fournir une alimentation adéquate aux pauvres sous forme de vivres subventionnés. Les fuites du programme au niveau de sa mise en Ĺ“uvre et certains problèmes politiques l’ont rendu bien moins efficace que prévu. Ce programme qui aurait pu constituer un filet de sécurité pour les pauvres, en particulier en période de crises alimentaires fréquentes, a été rendu plus qu’inefficace, pour des raisons que nous allons voir.
Une plainte commune des nouveaux migrants de Bhopal est que les cartes de rationnement ne peuvent être utilisées qu’à l’endroit où elles ont été délivrées. « La validité de la carte de rationnement est limitée à un seul magasin subventionné. Si elle est censée nous fournir des aliments elle devrait être universellement valable. Elle devrait fonctionner partout dans le pays », dit un habitant de Gautam Nagar. Sans parler du pays, elle ne fonctionne même pas dans toutes les parties d’une même ville. « Nous avons déménagé à Indra Nagar récemment parce que mon père gère un magasin de déchets dans cette zone, mais nos vivres proviennent de Sargam où nous habitions avant. C’est difficile de ramener les vivres jusqu’ici », dit Deepa, une jeune adolescente.
Obtenir une nouvelle carte de rationnement ou faire un changement sur une carte est, comme le sait toute personne qui a tenté de le faire, une longue et épuisante épreuve. Le site Internet du Gouvernement du Madhya Pradesh promet une carte dans les 15 jours. « Cela m’a pris une année entière et plus de voyages que de cheveux sur ma tête aux différents bureaux pour obtenir une carte de rationnement différente de celle de mon fils », dit Kochai Aji de Ganga Nagar.
Un demandeur doit fournir des preuves de résidence mais nombreux sont les urbains pauvres qui se déplacent régulièrement et peuvent difficilement fournir des « preuves de résidence ». Il n’est donc pas surprenant que le « Rapport sur les disparités socio-économiques du Madhya Pradesh », préparé par l’unité de soutien à la gestion et à la politique de la pauvreté de la Commission de Planification de l’Etat du Madhya Pradesh (basée sur des données du National Service Scheme, 61ème tour), montre qu’il y a plus de cartes de rationnement parmi les ruraux que chez les urbains : 73% des ménages urbains en ont une contre 83% des ménages ruraux. Les ménages des tribus répertoriées ont le plus bas taux de cartes dans les zones urbaines.
Actuellement, trois types de cartes de rationnement sont délivrées au Madhya Pradesh : « Antodaya » (jaune), « Sous le Seuil de Pauvreté » (bleue) et « Autres » (blanche). D’après le National Service Scheme, la carte jaune destinée aux sections les plus pauvres de la population représente 1,3% des détenteurs de carte tandis que la bleue compte pour 25,2%.
La quantité des vivres autorisés est la même quelque soit le nombre de membres de la famille. « Dans la maison de Rinku il y a trois personnes et dans celle de Ramrati il y en a sept. Ils reçoivent tous les deux la même quantité de vivres. La seule solution est d’obtenir une nouvelle carte quand le fils se marie afin de montrer deux familles séparées », explique Pushpa de Gautam Nagar.
Les gens n’obtiennent pas forcément tous les biens auxquels ils ont droit ni dans les quantités prévues. Cela dépend de ce qui est envoyé aux magasins subventionnés, qui sont les distributeurs officiels. Du moins c’est ce qu’on leur dit. Kalpana tente de se souvenir quand elle a obtenu pour la dernière fois du sucre du magasin : « Ils nous ont donné du sucre à Diwali (octobre). Avant cela, en mai, juste avant les pluies ». Les détenteurs de cartes jaune ont moins de problèmes de cette nature.
Les personnes ne peuvent pas choisir les céréales qu’elles veulent. Une quantité fixe de blé et de riz est distribuée. Dans la poche Gond de Ganga Nagar, les habitants consomment du riz. Les 3 kg de riz qu’ils reçoivent grâce à la carte ne durent que deux à trois jours. Ils doivent ensuite acheter du riz sur le marché à 20 roupies le kilo. Aucune des personnes rencontrées pendant cette recherche n’utilise le kérosène reçu avec la carte. Ils utilisent le gaz liquéfié ou le bois pour la cuisine, et quelques-uns des chauffes électrique, généralement en cas d’urgence. Ils vendent le kérosène aux étals de thé pour le double du prix. La même chose se produit avec le sucre. Le blé est également vendu aux atta chakkis. « Si on nous donnait plus de riz de meilleure qualité, nous n’aurions pas à gérer des mini magasins de rationnement », dit Chandrakala en gloussant.
Un autre problème est que toutes les denrées doivent être achetées en même temps et non en plusieurs fois. S’il n’ont pas assez d’argent pour acheter l’ensemble des vivres, les détenteurs de cartes doivent en emprunter car s’ils n’achètent que quelques kilos ils perdront le reste. Cela pose aussi des difficultés de conservation. Quand les gens n’ont pas de place pour stocker les vivres, ils finissent par les vendre.
Les gens ont aussi un problème avec le fait qu’il n’est pas possible de reporter au mois suivant les vivres subventionnés qui n’auront pas été achetés. C’est un problème pour les migrants saisonniers qui retournent dans leur village pendant la saison de la récolte du soja ou pour l’ensemencement. Ils ne peuvent pas réclamer leur denrées subventionnées quand ils reviennent. Pendant la période de transit, ils ne peuvent pas non plus réclamer leurs vivres à l’endroit où ils se trouvent. Une façon de contourner le problème est de laisser sa carte à des proches ou des amis et de leur demander de collecter les vivres. Mais si toute la communauté se déplace ensemble, cela n’est pas possible. Dans la plupart des cas, ils perdent leurs vivres pendant trois à quatre mois de l’année.
Conclusion
Le problème central concernant la nutrition est le manque de renforcement des décisions politiques. Le rôle de l’ICDS et du PDS dans la baisse de la malnutrition dans le pays est critique, mais au fil du temps il y a aussi eu un mouvement clair pour réduire la population couverte par ces services. Le PDS est passé par plusieurs réformes limitant son impact. Dans le cas de l’ICDS où la Cour Suprême a mis l’accent sur l’universalisation, une fois que les objectifs sont atteints, toute demande supplémentaire est ignorée laissant un grand nombre de foyers vulnérables sans services.
Quand la faim est un spectre plus présent, ces programmes sont le seul filet de sécurité dont la population dispose. Mais ce filet est au mieux fragile. Le moins que l’on puisse faire pour renforcer ces interventions est de les centrer davantage sur les communautés et de les rendre plus sensibles aux besoins des gens. Sinon, ils continueront à être inefficaces face à l’un des plus graves problèmes que le pays connaît aujourd’hui.
En dépossédant les gens de leurs terres, de leurs emplois traditionnels et de leurs ressources naturelles, le Gouvernement les pousse à devenir dépendants de tels programmes. Sans même parler d’égalité et de dignité, ces dispositifs ne parviennent même pas à offrir aux habitants le minimum requis en termes de besoins nutritionnels, ce qui est pourtant leur objectif premier. Cela montre clairement quels sont la volonté et l’engagement du Gouvernement envers ses populations les plus pauvres.
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, India
Urban poverty and malnutrition in Bhopal
Lire l’article original en anglais : A grain in en empty bowl: Government services in the urban context
Traduction : Valérie FERNANDO
Ce texte est le dernier d’une série de cinq articles sur la nutrition parmi les pauvres à Bhopal, rédigés dans le cadre de la bourse de recherche InfoChange Media Fellowhip 2009 dont l’auteure a bénéficié.
Lire les autres articles en anglais :
Artículos y dossiers
Maheen MIRZA, A grain in an empty bowl: Government services in the urban context, in InfoChange, Mai 2010
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