Comment réduire l’asymétrie qui préexiste entre les institutionnels et leurs experts disposant du savoir technique, d’une part, et les représentants de la société civile?
2009
Depuis longtemps l’idée prévaut que pour crédibiliser une démarche participative, qu’elle qu’en soient les modalités, il faut réduire l’asymétrie qui préexiste entre les institutionnels et leurs experts disposant du savoir technique (et du pouvoir ultime de décision), d’une part, et les représentants de la société civile peu équipés sur ce plan. Face à cette nécessité majeure, deux orientations se dégagent :
La première s’appuie sur l’émergence de « spécialistes de la participation », comprenant aussi bien des anciens militants des luttes urbaines que des entreprises nouvelles de communication, qui se donnent pour objectif d’informer et de former les profanes aux savoirs technico-scientifiques, du moins à ceux nécessaires à la compréhension des enjeux. Ces médiateurs jouent ici un rôle très actif, non seulement dans l’organisation des débats entre experts et profanes, mais également comme pédagogues à l’égard de ces derniers supposés incompétents au départ. Le risque alors, est de pérenniser une catégorie d’acteurs sociaux - des experts en participation -, qui feraient écran entre les citoyens ordinaires et les décideurs.
La seconde optique part du principe selon lequel chacun des acteurs sociaux doit demeurer dans son rôle : le spécialiste informe le citoyen sur les contraintes technico-économiques et le citoyen ordinaire, à égalité, informe sur les contraintes d’un équipement ou d’un gros ouvrage. Dans cette conception, il existe certes des médiateurs pour organiser les débats, mais ils n’ont aucun rôle pédagogique de surplomb vis-à-vis des associatifs ou des citoyens profanes au départ. C’est l’hybridation des processus de discussion qui produit un apprentissage commun, chaque partie assimilant peu à peu les contraintes de l’autre sur les plans de la technique et de l’usage.
Cette démarche est celle des « forums de citoyens » ou des « conférences de consensus », qui se sont surtout développées en Europe du Nord, et qui ont été expérimentées en France (dans le cas des OGM). Elle est favorisée par le fait que dans de nombreux domaines, y compris ceux de l’équipement urbain, les experts sont eux-mêmes divisés quant à leurs effets à terme.
Donnons deux exemples de prise en compte des compétences spécifiques des usagers- habitants dans la réalisation de projets urbains, présentés au cours des séminaires de 2006 et 2007 du Plan Urbanisme, Construction et Architecture (PUCA), sur « Les intermittences de la démocratie » ( Marion Carrel, Catherine Neveu et Jacques Ion., 2009).
Le premier concerne une recherche en cours ambitieuse sur la méthode d’intégration des compétences des usagers lors des opérations de restructuration urbaine engagées dans l’agglomération de Saint-Etienne (Pascale Pichon, 2009). A l’aide d’une équipe pluri-disciplinaire comportant notamment des sociologues-urbanistes, la démarche promue par ces médiateurs se décline en trois étapes :
Révéler les compétences : Des enquêtes mettent ainsi au jour les compétences fondées sur les pratiques et les usages (mémoire des lieux, perception de sécurité ou d’insécurité, d’enfermement ou d’ouverture, etc.).
Activer les compétences : des ateliers (de un ou plusieurs jours) sont mis en place, entre chercheurs, usagers et praticiens, afin d’étudier les modalités de prise en compte des compétences d’usage dans les projets d’aménagement. Par exemple, les pratiques d’usage révèlent le besoin de création d’une passerelle piétonne qui ouvrirait l’espace habité sur un parc régional, perspective complètement négligée par le projet technique initial d’aménagement.
Intégrer les compétences : Il s’agit alors, en se fondant sur le travail initié par les différents ateliers, de construire différents scénarii intégrant les compétences, révélées et activées, des usagers.
Le second exemple porte sur la méthode dite de « qualification mutuelle », mise au point par une consultante (Suzanne Rosenberg, 2009). Il s’agit de réunir pendant une douzaine de journées des habitants-usagers et des professionnels, afin de les conduire à formuler des propositions sur le fonctionnement des services publics. Ici, il n’est pas demandé aux habitants d’être « représentatifs » : c’est par la confrontation des points de vue que le diagnostic et les propositions se formalisent. Par ailleurs, les usagers qui s’engagent dans ces expériences sont indemnisés sur la base du SMIC horaire, ce qui garantit le sérieux et la reconnaissance de leur « expertise » au service du bien commun.
En analysant différentes expériences de qualification mutuelle, Marion Carrel note des différences
dans les effets constatés vis-à-vis de la dynamique participative : Dans un cas, concernant l’attribution des logements sociaux, une réelle dynamique participative s’est enclenchée ; dans une autre expérience, autour de projets d’insertion urbaine (service collectif de transport, foyer d’hébergement), la dynamique s’est enlisée, sans toutefois retomber complètement ; dans une troisième initiative, sur l’amélioration du fonctionnement des services publics locaux, la dynamique s’est arrêtée et l’expérience a été abandonnée. La chercheuse conclut de cette évaluation contrastée : « La prise en compte de l’environnement des dispositifs participatifs conduit à relativiser la toute puissance des procédures, dispositifs et méthodologies participatives, sur la réalité sociale. Avec une méthodologie et une animation similaire, on a en effet constaté que l’impact sur le public suscité par le dispositif participatif pouvait varier sensiblement selon les objectifs poursuivis par les commanditaires, mais également selon les thèmes, territoires et individus impliqués dans l’expérience ». (Marion Carrel, 2009, p. 99).
Cette conception de la prise en compte des compétences d’usage des citoyens s’apparente à la problématique d’Habermas de la démocratie délibérative. Il existe toutefois deux différences importantes entre les deux approches :
D’abord, si dans les deux cas les compétences des citoyens ordinaires sont reconnues, Habermas distingue toutefois clairement les champs de légitimité des deux sphères de la société civile (associations formelles ou informelles, citoyens non organisés), d’une part, et des institutions de toute nature (politiques, administratives, économiques et techniques, etc.), d’autre part. La société civile est le lieu de d’émergence et de définition des aspirations les plus authentiques des citoyens, sans interférence avec d’autres logiques d’intérêts (ou logiques de pouvoir). Les institutions sont les plus à même de légaliser, concrétiser et pérenniser les aspirations évolutives des citoyens. Cependant, des formes d’interventions citoyennes directes sont nécessaires, afin d’éviter que les logiques systémiques de pouvoir ne détournent les institutions d’une orientation centrée sur la recherche de réponses aux demandes issues de la société civile (Jürgen Habermas, 1990, pp. 161-162).
Ensuite, la démocratie délibérative se sépare des conceptions françaises sur la procédure de confrontation entre citoyens et experts institutionnels. Dans les expériences citées ci-dessus en effet, les modalités de cette interrelation entre citoyens et praticiens sont organisées sur des périodes limitées dans le temps, en vue de favoriser un apprentissage commun entre des acteurs de nature différente. Dans l’approche de la démocratie délibérative au contraire, la confrontation entre les deux domaines de légitimité – de la société civile, d’une part, des institutions, d’autre part – doit se poursuivre de façon quasi-permanente, dans le cadre de procédures appropriées à cet effet. (Voir Simon Wuhl, 2002, pp.235-266, sur une application possible de la démocratie délibérative de Habermas dans le domaine des politiques de l’emploi et de l’insertion en France).