La scène se déroule sur un site de production (appelons-le ALPHA) rattaché à une entreprise spécialisée dans les « autoroutes de l’information » (nommons-la BETA), elle-même intégrée à un groupe d’extension mondiale côté en bourse. Il s’agit d’un « drame » en plusieurs tableaux chronologiques.
Au début des années 2000, le secteur est en plein développement et l’entreprise est florissante. Au printemps 2001, le site ALPHA fête fastueusement ses dix ans d’existence. Il est lui-même en pleine croissance. Fort de 650 employés permanents et de 300 intérimaires dont la régularisation définitive est prévue dans les mois qui viennent, il a pour objectif d’atteindre un effectif de 1.200 employés et de doubler sa production. Le rythme d’embauche est actuellement de 30 à 40 salariés chaque mois. A l’occasion d’une journée « portes ouvertes » organisée pour l’évènement, des maquettes de la future usine sont présentées.
Quelques mois plus tard cependant, l’ambiance est déjà tout autre. La « bulle Internet » vient d’exploser et les investissements cessent du jour au lendemain dans le secteur, freinés d’autre part par l’inquiétude issue des événements du 11 septembre. Le marché existe toujours mais il est suspendu. BETA réunit son Comité Central d’Entreprise qui annonce l’interruption immédiate des contrats intérimaires sur ses trois sites. A ALPHA, 300 personnes quittent le site le jour même.
Un an plus tard (soit en 2002), il y a toujours peu de travail pour le site et l’incertitude pèse sur le moral des employés. Des sessions de formation internes sont organisées, puis une période de chômage partiel est mise en place. Une première vague de départs volontaires est alors suscitée, avec une prime correspondant à une année de salaire d’un employé moyen. De nombreux jeunes sont tentés et partent, puis l’appel à volontariat est clôturé.
Un an plus tard (soit en 2003), après plusieurs mois à vivoter, un plan social est annoncé par BETA. Une réorganisation est mise en place et un site de production est fermé. Sur le site ALPHA, on annonce la suppression d’un certain nombre de postes et un nouveau plan de départ basé sur le volontariat est mis en place. La prime proposée, conditionnée au projet professionnel des volontaires, correspond cette fois à trois années de salaire d’un technicien.
Cette décision est à la source de nombreuses complications. D’abord, des tensions apparaissent dans le personnel : nombreux sont ceux qui souhaitent prendre la prime et il y a plus de volontaires au départ que de postes supprimés. A l’extérieur, les employés partis volontairement lors de la première vague se sentent floués : ils réclament de toucher la même prime et s’organisent pour porter plainte. Enfin, les salariés souhaitant rester, toujours amers des pertes de salaires subies lors du chômage partiel, reçoivent très mal la nouvelle et le taux d’absentéisme atteint des records. Au final, la liste officielle des départs retenus tombe, faisant de nombreux frustrés.
Une longue période de flottement court alors jusqu’en 2004. L’activité et l’enthousiasme reprennent très progressivement. La fusion avec une autre société se fait sans remous majeurs. Néanmoins, quelques mois plus tard, un nouveau plan social est annoncé, avec un nombre de départs prévu pour chaque service. Le volontariat n’est une fois de plus accepté qu’à la condition d’un projet professionnel solide. Selon les services, les départs se négocient plus ou moins bien. Suite à ces différentes « purges », le site se remet sur pieds et reprend une activité satisfaisante.
Ce cas est intéressant car la méthode de gestion de crise qu’il manifeste semble présenter des contradictions et entrer en conflit avec certains référentiels éthiques couramment retenus.
Le code de bonne conduite retenu par la société BETA incluait ainsi, parmi d’autres, les principes (1) du respect des individus et de la valorisation de la personne, (2) de la juste valorisation du travail et (3) de la mise en place d’un contexte de travail sain et motivant.
Le principe (1) semble honoré par le choix de la méthode du volontariat lors des réductions de personnel. Seules les personnes pouvant justifier d’un projet solide sont autorisées à partir avec une indemnité élevée. Un certain humanisme semble donc promu et le souci de l’autre se manifeste jusque dans l’accompagnement de son développement en-dehors de l’entreprise.
La méthode retenue du versement d’une prime très importante semble, en revanche, entrer rapidement en contradiction avec le principe (2) d’une juste valorisation du travail.
Ce montant d’indemnisation, inhabituellement élevé pour ce type de situation, vient en effet récompenser un simple départ. Est-ce pour vouloir faire croire qu’un salarié rend effectivement un service équivalent à trois ans de travail en quittant son entreprise ? Comment mettre en regard la valorisation excessive accordée à cette démission et la valorisation décevante réservée à ceux qui restent, sans voir leur situation changer et en continuant de subir la précarité de la situation ?
La méthode retenue pourrait même être suspectée de contrevenir au principe (1) si l’on en imagine facilement les dérives : accorder, sous couvert d’égalité, la même somme à toutes les catégories de personnel peut en effet avoir pour but non avoué de tenter préférentiellement les bas salaires, soit la catégorie la plus nombreuse et dont l’entreprise a le plus d’intérêt à se défaire en conservant ses meilleurs éléments, tout en les rendant à un marché du travail dans lequel ils seront évidemment les moins aptes à se mouvoir (l’appréciation de la fiabilité du projet professionnel par l’entreprise pouvant évidemment se révéler assez partiale et subjective, en l’absence de la sélection de critères clairs et objectifs…).
Enfin, le principe (3) d’un contexte de travail sain et motivant est de façon flagrante bafoué par la pratique retenue, car comment qualifier de sain un environnement d’envie et de défiance, et comment continuer à motiver au travail si le non-travail est récompensé avec une telle largesse ?
Une crise est par nature un épisode de bouleversement des principes, des référentiels et des actions habituels. Néanmoins, un code éthique perd toute sa substance s’il n’est appliqué que lorsque tout va bien et sans qu’il n’en coûte rien. Il apparaît ici flagrant que toutes les méthodes ne sont pas bonnes et que la recherche d’effets à court terme par des outils spectaculaires ne peut se faire sans considération pour les catégories fondamentales de la valeur du travail et de sa reconnaissance. Sans doute les épisodes ici contés sont-ils à rattacher plus généralement aux dérives contemporaines des pratiques salariales, auxquelles la société tente aujourd’hui, avec plus ou moins de volonté, de trouver une réponse. Les ravages locaux de décisions irraisonnées et non fondées par une réflexion approfondie ne doivent, en tous cas, pas être sous-estimés.
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