Présents sur toutes les terres dravidiennes de l’État indien du Tamil Nadu, les réservoirs d’eau offrent bien plus que de l’irrigation pour l’agriculture. Ils sont historiquement liés aux progrès des communautés et des civilisations. Aujourd’hui, les réservoirs mal entretenus se dégradent alors que leur bon fonctionnement est important pour faire face à l’augmentation constante de la population.
L’Inde du Sud est dotée d’environ 140.000 réservoirs d’eau qui ont été à la base du système d’irrigation pendant des siècles. Au fil du temps et de la modernisation, la plupart sont tombés en désuétude. En raison du mauvais entretien, la surface irriguée par les réservoirs est passée de 4,78 millions d’hectares à 3,07 millions entre 1960 et 1990 alors même que de nouveaux réservoirs ont été construits pendant cette période. La part des réservoirs dans la surface irriguée nette est passée de 18,5% en 1960-61 à seulement 7% en 1990-91 dans toute l’Inde, et de 38% à 23% au Tamil Nadu. Dans cet État, certains réservoirs fonctionnent toujours, d’autres sont réhabilités. La plupart de ces réservoirs qui alimentent des canaux sont délabrés et voient leur capacité de recueil et de transport de l’eau réduite pour plusieurs raisons : occupations illégales, terres sous contrats, envahissement de la végétation, activités agricoles dans la zone du réservoir, envasement et brèches dans les berges des canaux.
Qu’est-ce qu’un réservoir ?
Un réservoir, naturel ou construit par l’homme, contient de l’eau et possède des berges (bund) en terre. Les rivières ou l’eau de pluie des bassins hydrographiques s’écoulent dans le réservoir. Les réservoirs simples, d’une superficie inférieure à 40 hectares, sont alimentés par les précipitations et ont une faible capacité de stockage. Les réservoirs complexes sont alimentés par l’eau des rivières et l’écoulement des eaux de pluie à travers des barrages de diversion, des canaux d’alimentation et les flux de surface. Ils peuvent être reliés en cascades où l’eau d’un réservoir supérieur se déverse dans un réservoir inférieur.
Certaines de ces chaînes de réservoirs fonctionnent maintenant de manière isolée. Elles irriguent de nombreux ayacut (périmètres agricoles irrigables) répartis sur plusieurs villages et zones administratives. La région qui se situe à l’extrémité d’un réservoir constitue le bassin hydrographique du réservoir suivant. Un réservoir dispose d’un barrage de surplus qui permet à l’eau en excès de s’écouler pour prévenir toute fissure des berges (bund). Des écluses amènent l’eau du réservoir vers le canal d’irrigation principal. Dans un ayacut, l’eau est amenée vers les champs depuis le canal principal via des petits canaux secondaires.
Les autres éléments du système, qui en font un des plus anciens écosystèmes, comprennent les étendues d’eau, la structure du réservoir, les canaux d’alimentation, les puits, les zones humides, les terres semi-humides alimentées par les réservoirs, les sols, les plantes, les animaux, les oiseaux et les poissons.
A l’origine, ces réservoirs à portée culturelle étaient entretenus et gérés par des institutions villageoises très bien organisées. Les activités sociales de gestion et d’entretien ont survécu pendant des milliers d’années avant que l’administration coloniale ne s’impose. Puis le Gouvernement de l’Inde indépendante a suivi l’héritage colonial avec un contrôle central. Les populations locales ont perdu tout intérêt pour les réservoirs et la situation est devenue préoccupante. Des efforts isolés ont cependant toujours été faits pour les préserver.
Gestion des réservoirs
Dans le passé…
L’un des éléments les plus impressionnants des systèmes de réservoir est leur gestion. Il existe de multiples intervenants : le gouvernement, les agriculteurs, les propriétaires terriens, les organisations locales qui tous ont leur mot à dire. L’eau doit être distribuée entre les différents ayacut, grands et petits. Des conflits surgissent qui doivent être résolus. Historiquement, ces réservoirs étaient sous le contrôle des riches zamindar (propriétaires terriens) et mirasidar (grands propriétaires terriens) qui constituaient des groupes informels pour mettre en œuvre le système kudimaramati. La communauté villageoise, les kudimaramat (usagers) devaient contribuer par leur travail à l’entretien général et du système d’irrigation.
Mais les Britanniques ont modifié les règles de la propriété foncière avec le système ryatdari, les réservoirs sont devenus propriété du Gouvernement et les règles de distribution de l’eau sont passées sous le contrôle des mamoolnama (gardien des registres). Le système s’est alors détérioré.
Et maintenant…
Après l’indépendance, les réservoirs sont passés sous la responsabilité des départements gouvernementaux. Celui des travaux publics (Public Works Department, PWD) est chargé de la gestion et de l’entretien de tous les réservoirs (simples ou complexes) de plus de 40 hectares. Ces réservoirs ont un potentiel immense mais, en raison de leur mauvais entretien et de la mauvaise allocation des aides financières, ils sont peu utilisés. Les petits réservoirs de moins de 40 hectares sont gérés par le panchayat (entité administrative villageoise) et sont appelés erie panchayat. Le PWD nomme un neerkatti (homme chargé de l’eau) pour superviser l’alimentation en eau du réservoir. Ces neerkatti sont nommés au sein des villages et payés en part de récoltes des ayacut. Les ayacutdar sont responsables de l’entretien des canaux intérieurs, du lit du réservoir, de ses berges, des barrages de surplus, et autres structures associées.
Récemment on a vu se former des association d’usagers de l’eau (Water Users Association, WUA) au niveau des barrages du réservoir ou au niveau villageois. La WUA est responsable de la gestion et de l’entretien des réservoirs.
Partage des ressources en eau
Dans la plupart des cas, l’eau est distribuée aux villages à l’intérieur d’un ayacut conjointement par le PWD et l’agence de l’irrigation. Les réservoirs ont des superintendants qui sont assistés par un certain nombre de laskar (petits fonctionnaires du PWD). Le superintendant est responsable de l’ouverture des écluses et des barrages de surplus quand le niveau d’eau est au-dessus du niveau maximal. Les écluses restent ouvertes pour permettre à l’eau d’affluer de la rivière dans les réservoirs tant que le niveau ne tombe pas en-dessous d’un certain seuil. Le superintendant doit s’assurer que l’eau va de sa source au réservoir sans rencontrer d’obstacles, que tous les barrages ont des vannes et que les digues sont bien entretenues. L’autorité doit veiller à ce que tous les arbres le long de la rive des canaux et des berges soient coupés afin de maintenir un chemin de 1,8 mètres et une route de 3,4 m. Le sentier sert aux laskar pour désenvaser et mener d’autres travaux de réparation.
Distribution entre canaux
L’ouverture et la fermeture des écluses déterminent l’allocation de l’eau entre les différents segments d’ayacut de chaque réservoir, en fonction des besoins des villages. L’alimentation est faite sur la base des yada (fiches écrites) fournies par le représentant du village au secrétaire de l’agence de l’irrigation ou à un ingénieur du PWD et spécifiant la quantité d’eau dont l’ayacut a besoin. La décision d’ouvrir ou de fermer les vannes est prise par le PWD en accord avec l’agence de l’irrigation ou l’association des agriculteurs des réservoirs (Tank Farmers Association). Personne ne peut prendre de décision indépendante.
Une fois que les vannes sont ouvertes, elles ne seront plus fermées même après la fin de la saison des pluies. Tous les villages bénéficient d’un approvisionnement continu jusqu’à la troisième saison. La disponibilité de l’eau à la troisième saison dépend de la distance du village par rapport au réservoir et de la hauteur des écluses. Les écluses basses sont les premières servies, suivies des moyennes et des plus hautes. Dans certains cas, les écluses hautes ne reçoivent pas d’eau tant que le réservoir n’est pas plein. Quand les réserves sont faibles, les petites écluses sont ouvertes en fonction des priorités. Les régions en amont servies par les écluses les plus basses bénéficient de l’alimentation maximale. Les écluses les plus hautes reçoivent moins d’eau et pour une durée plus courte. Cela pousse à la monoculture même si le réservoir est à son niveau maximal.
Distribution à l’intérieur des canaux
Une fois qu’une écluse est ouverte, elle n’est pas fermée tant que l’ayacut n’a pas reçu de fortes précipitations. Le flux de l’eau est continu. L’eau est amenée du canal principal vers chaque village via des structures de maçonnerie et des conduites de diversion. Afin d’éviter les abus, des kamukotti et des thotti sont nommés par les villageois dans les villages se situant au milieu et à la fin du trajet de l’eau. Dans certains cas, deux types de rationnement existent : la régulation automatique et la régulation supervisée.
Dans le système automatique, l’eau s’écoule dans le canal d’irrigation quand l’eau du réservoir est déversée dans le canal principal. Le rationnement de l’eau est pratiqué au niveau des canaux principal et secondaires en construisant une structure permanente pour détourner l’eau dans les quantités requises.
Dans le système supervisé, les neerkatti et kamukotti du village ou des canaux respectifs régulent l’approvisionnement des canaux principal et secondaires. Par exemple, au niveau de l’écluse de Moolai, dans le système de réservoirs de Kaveripakkam, la régulation est supervisée en trois points. Chaque point dessert deux canaux. L’un des canaux irrigue 30 naligai dans la journée tandis que l’autre irrigue la nuit pendant la même durée. Le kamukotti ou thotti doit être présent quand l’eau est libérée. Que l’ayacut soit ou non complètement irrigué, seuls 30 naligai seront autorisés. Selon une autre méthode appliquée à d’autres écluses du système de Kaveripakkam, l’eau est libérée deux heures (de 4h à 6h du matin) pour irriguer l’ayacutdu village de Kondapuram. De 18h à 20h, l’eau est orientée dans le canal de Theyradi. Les 20 heures restant, un approvisionnement profond de 30 cm est dirigé vers Kondapuram.
Le canal principal d’Athipattu met en œuvre une autre méthode de régulation. Les kammukutti approvisionnent de 6h du matin à 6h du soir. Le jour suivant, de 6h du soir à 6h du matin, l’approvisionnement est détourné vers Sirukarumbur. Le village de Vilaham reçoit de l’eau également pendant 12 heures, mais un jour sur deux. Ce système permet un approvisionnement ininterrompu pendant 12 heures. Quand l’eau atteint les villages, les agriculteurs suivent les règles traditionnelles d’allocation de l’eau entre les différents membres de la communauté.
Quand il y a suffisamment d’eau, tous les canaux du réseau fournissent de l’eau simultanément. Tous les agriculteurs prennent autant d’eau qu’ils le souhaitent. Cette méthode entraîne du gâchis mais elle est généralement suivie en cas d’approvisionnement abondant.
Pendant les périodes de sécheresse les agriculteurs pratiquent le murai c’est-à-dire le rationnement à période fixe de l’eau. Les villages qui sont approvisionnés par les petites écluses ne le pratiquent pas car la situation d’approvisionnement est meilleure. Quand le murai est en vigueur, un maximum de 30 à 40 % par acre (1 acre = 0,4 ha) d’ayacut peut être cultivé. Si trois jours d’approvisionnement en eau sont attribués à un village alors en 72 heures, sept minutes permettent d’irriguer 255 ha. La durée de l’approvisionnement est fixe. Ce type de système est suivi principalement dans les villages au bout du réservoir de Kaveripakkam.
Les agriculteurs sont libres de décider de semer ou non, et quelle type de culture. Les paysans décident des cultures en fonction de la disponibilité de l’eau. Ceux qui disposent d’un puits privé sont bien entendu avantagés car ils peuvent semer la culture qu’ils souhaitent sans dépendre de l’eau des réservoirs.
Conclusion
Les réservoirs ont servi les grands domaines agricoles pendant des siècles mais leur mauvais entretien pousse à creuser des puits de plus en plus nombreux et qui appauvrissent les nappes phréatiques, avec les risques de salinisation des eaux souterraines. La présence de nombreuses industries comme les tanneries a déjà contaminé les eaux de surface et souterraines dans de nombreuses régions du Tamil Nadu.
L’entretien des réservoirs ne suffit pas. Si le bassin hydrographique est négligé, la sécheresse risque de s’installer dans certaines régions. Le Tamil Nadu reçoit de bonnes précipitations. Elles doivent être recueillies et exploitées dans des réservoirs qui ne peuvent pas dépendre uniquement de sources pérennes et non-pérennes alors qu’un énorme potentiel de ruissellement est disponible.
Les réservoirs sont les biens de la communauté qui doit en être entièrement responsable. Les mécanismes institutionnels opérant au niveau du village sont très importants. Le gouvernement devrait passer le contrôle aux villageois, comme cela était le cas à l’origine, tout en stimulant le système par des conseils et une aide financière. Les performances seraient ainsi améliorées.
L’approche doit être holistique avec une participation totale de toutes les personnes concernées. Il est important d’inclure également les autres aspects liés aux réservoirs comme la pêche, le tourisme, etc. Alors, les systèmes traditionnels constitueront un soutien fort pour la communauté paysanne, l’économie, l’écosystème et l’État.
agua, almacenamiento de agua, irrigación, técnica tradicional
, India
Lire l’original en anglais: Cascade tanks in Tamil Nadu
Traduction: Valérie FERNANDO
A lire:
K. PALANISAMI, « Reconciling with the private wells in the tank community », in Anil Agarwal et al (eds), Making Water Everybody’s Business, Centre for Science and Environment, New Delhi, 2001
R. SEENIVASAN, T. SENTHILKUMAR, N. KARUPPUSWAMY, « Hydrology of Tanks in Vallakulam Cascade », in Tank Cascade, DHAN Foundation, Madurai, Vol.1, No.1, 1999, pp. 1-7.
S. Martin SELVERAJ and N. VENKATESAN, « Encroachments and Evictions in Tank Systems: A Case study of Athikarikulam Tank in Theni District », in Tank Cascade, DHAN Foundation, Madurai, Vol.1, No.2 & 3, 1999, pp.31-40.
S. Martin SELVERAJ and M. P. VASIMALAI, « Sharing the Tank Water: Type and Issues in Vallakulam Cascade », in Tank Cascade, DHAN Foundation, Madurai, Vol.1, No.1 1999, pp. 21-26.
Texto original
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