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Les failles de l’ambitieux programme national d’emploi rural en Inde

Valérie FERNANDO

06 / 2008

Le 14 mai 2008, l’activiste indien Lalit Kumar Mehta était assassiné. Il menait une évaluation sociale du programme national de garantie de l’emploi rural dans le district tribal de Palamu, au Jharkhand. Cette violente disparition a suscité, en Inde et à l’étranger, une vague d’émoi et d’indignation. Suite au très controversé rapport de la police locale, de nombreuses personnalités et activistes exigent désormais une enquête nationale, non seulement sur l’assassinat lui-même mais également sur la corruption qui gangrène l’Etat du Jharkhand, pèse sur son développement et aboutit régulièrement à des actes criminels dont L. Mehta pourrait être la dernière victime en date.

Au Jharkhand, le district de Palamu est représentatif de la situation des zones tribales en Inde

Le Jharkhand est l’un des trois nouveaux Etats fédérés indiens à avoir été créé en novembre 2000 (avec l’Uttarakhand et le Chhattisgarh), afin de répondre aux besoins spécifiques de cette région qui se distingue de son ancien Etat d’appartenance, le Bihar, par une histoire, une culture et un environnement propres. Entre autres caractéristiques figure la présence d’une forte population tribale vivant dans les denses forêts de la région (le terme Jharkhand signifiant la « région des forêts ») et sur des terres extrêmement riches en ressources naturelles.

Comme dans nombre de zones tribales, la population du district de Palamu compte parmi les plus pauvres et défavorisées, en termes socio-économiques, de l’Inde. Les habitants souffrent régulièrement de conditions climatiques difficiles (sécheresse) et par conséquent de la faim. Pourtant, d’après Mihir Shah  (1), ces problèmes pourraient être assez aisément dépassés par une politique de développement centrée sur la population locale et soucieuse de l’environnement, d’autant que la région bénéficie de la présence de matières premières diverses et de grande valeur.

Cette richesse naturelle est sans doute en partie à l’origine de la situation catastrophique des populations tribales. En effet, alors que les forêts constituent l’habitat traditionnel des tribaux où ils puisent leurs moyens d’existence et de subsistance (petit commerce de produits naturels), elles sont également fortement convoitées par les grands industriels désireux de tirer les bénéfices financiers des matières premières telles que bois, charbon, minerai de fer et bauxite.

Ainsi, une étude des ONG ActionAid India, Laya et du centre de recherche Indian Social Institute nous apprend que sur les 1,4 millions de personnes déplacées en Inde ces dix dernières années, 79% appartiennent aux tribus (adivasi) lesquelles ne représentent que 8,2 % de la population totale indienne. Ces déplacements, indispensables au développement et à la croissance économique de l’Inde, dixit le Gouvernement, ont lieu essentiellement dans les Etats d’Andhra Pradesh, du Chhattisgarh, de l’Orissa et du Jharkhand. Ils permettent de laisser le champ libre à l’exploitation des rivières (grands barrages pour l’irrigation, complexes hydro-électriques), forêts et mines (charbon, fer, acieries) à une échelle industrielle.

A titre d’exemple, le grand industriel Lakshmi Mittal (Arcelor-Mittal) prévoit actuellement de monter une acierie au Jharkhand et en Orissa  (2). Ce projet est censé générer, de manière directe et indirecte, plusieurs millions d’emplois. Mais il implique d’abord de déloger des milliers de tribaux de leurs terres et forêts.

Par ailleurs, le pouvoir d’acquérir des terres pour l’exploitation minière appartient à l’Etat fédéré qui peut les céder à des compagnies indiennes et étrangères en charge de les exploiter. Ce système a donc inévitablement entraîné de nombreuses dérives qui ont permis à de nombreux politiciens locaux de s’enrichir ou de financer leur parti.

Dans tous les cas, les retombées financières positives vont aux magnats de l’industrie et aux politiciens tandis que les populations tribales, privées de leurs terres ancestrales, luttent vainement pour obtenir les compensations promises et faire l’objet de politiques de réhabilitation dignes de ce nom.

Pendant ce temps, les terres et ressources naturelles qu’ils ont contribuées à préserver pendant des siècles et qui constituaient leur environnement privilégié sont systématiquement exploitées, conduisant à une destruction progressive de l’environnement et à une augmentation des risques de castastrophe « naturelle » (incendies dans des mines de charbon abandonnées, éboulements, érosion des sols)  (3).

Pour tenter de faire face à cette situation, les populations tribales cherchent à protéger leurs droits, notamment avec l’aide d’organisations non gouvernementales. Ainsi, l’association Vikas Sahyog Kendra (Centre collectif pour le développement), à laquelle appartenait Lalit Mehta, travaille dans le district de Palamu depuis 15 ans pour défendre les droits de la population locale (tribu des Santhal) au travail et à l’accès aux ressources naturelles, et pour promouvoir des moyens de subsistance durables.

Mais Palamu a aussi pendant longtemps été le fief de la violente lutte armée maoïste des Naxalistes, toujours active dans la région, qui mobilise les populations rurales contre le pouvoir en place par ce simple constat et cet engagement : « Les projets de développement prennent nos terres et usurpent nos droits traditionnels. Nous ne les laisserons pas continuer ».

La National Rural Employment Guarantee Act (NREGA) : au service d’un développement rural équilibré

Face à la pauvreté frappant durement les campagnes indiennes et face au nombre croissant de suicides d’agriculteurs surendettés ne parvenant plus à subvenir aux besoins de leur famille, le Gouvernement central a fait passer une loi visant à la fois à assurer aux foyers ruraux les plus pauvres un minimum de revenus et à améliorer les infrastructures locales : la National Rural Employment Guarantee Act (NREGA, loi nationale sur la garantie de l’emploi rural), promulguée le 25 août 2005.

Cette loi garantit 100 jours de travail par an à un adulte par foyer rural acceptant un emploi manuel non-qualifié, payé au salaire minimum. Le Gouvernement central prend en charge le paiement des salaires, ¾ des frais matériels et une certaine partie des frais administratifs, ainsi que l’indemnisation chômage. L’inscription et l’attribution des emplois sont gérés par les Gram panchayat (institutions démocratiques villageoises) et/ou par le Programme Officer. Pour l’année 2006-2007, le budget de ce programme a atteint 1,8 million d’Euros (113 milliards de Roupies).

D’après Mihir Shah, cette loi peut être le levier d’une véritable politique de développement. Depuis l’Indépendance de l’Inde en 1947 jusqu’à aujoud’hui, les gros entrepreneurs ont dominé le champ du développement rural en exploitant de manière intensive les pauvres ruraux, et en particulier les femmes. La NREGA a le potentiel de remettre en question ce système et d’être un facteur de changement et d’amélioration des conditions de vie et de travail, notamment à travers l’octroi d’un salaire minimum, de droits accordés aux travailleurs et de l’obligation d’utiliser la main d’œuvre plutôt que les machines.

Par ailleurs, les projets dans lesquels les petits paysans sont censés travailler doivent permettre d’améliorer les infrastructures locales : construction de digues, ponts, puits, routes, bassins, écoles dans une stratégie de gestion de l’eau et des ressources naturelles qui soit durable et profitable aux habitants. Sur la base de la sécurité de l’accès à l’eau, un projet de développement villageois durable peut être construit avec une agriculture et des activités économiques rurales conjointes, y compris la petite industrie.

Mais pour qu’un tel programme réussisse il faut développer les compétences locales avec l’appui de structures de soutien professionnel. Dans cette perspective, une collaboration entre les institutions gouvernementales et la société civile peut être envisagée. C’est ainsi que le Consortium national des Organisations de la Société civile a été créé en 2007. Il regroupe des organisations travaillant dans 34 districts de 8 Etats de l’Inde pour aider les Gram Panchayat à mettre en oeuvre la NREGA. Il s’agit de diffuser l’information auprès de la population sur leurs droits et sur la loi NREG, d’organiser le dialogue avec le chef du Gram Panchayat et d’assurer la participation de la population rurale au fonctionnement du programme.

La mise en oeuvre de la NREGA passe par la lutte contre la corruption

En raison de différents politiques concernant les quotas à attribuer aux tribus, aucun Gram Panchayat n’a encore été élu depuis la création de l’Etat, ce qui représente un handicap majeur pour la mise en œuvre du programme de garantie de l’emploi rural au Jharkhand. D’autant plus que les gros entrepreneurs, avec la complicité du pouvoir politique local, parviennent à contourner la loi pour atteindre leur objectif de maximisation des profits industriels et commerciaux. Les mesures prévues ne sont pas appliquées et les anciennes pratiques persistent : les salaires restent en-dessous du minimum garanti, le travail des femmes n’est pas reconnu, la préférence est donnée aux machines sur les hommes.

Face aux risques avérés de dérives et afin de contrôler l’application du programme dans tout le pays, le Central Employment Guarantee Council (Conseil central de garantie de l’emploi) a été mis en place. Il envoie des équipes d’une centaine de personnes par district (travailleurs sociaux, habitants) pour enquêter, vérifier les registres et interroger les habitants et employeurs.

Lalit Mehta faisait partie d’une de ces équipes chargée d’un audit social dans le district de Palamu visant à faire le point sur les dépenses de l’Etat. Vingt jours après son meurtre, des milliers de villageois ont organisé une grande marche et une conférence publique pour confirmer les conclusions de son équipe, à savoir des irrégularités généralisées dans l’application du programme : aucun villageois n’a bénéficié de la totalité des 100 jours de travail dus, aucun n’a été payé et tous sont sous l’emprise d’intermédiaires qui s’approprient les fonds publics  (4).

Dans son rapport sur l’assassinat de Mehta, la Police de Palamu nie tout lien avec l’audit. Une centaine de personnalités et d’activistes ont donc décidé de poursuivre le combat en signant une pétition  (5). Ils considèrent en effet que le rapport de police n’apporte aucune preuve et montre surtout qu’aucune enquête n’a été menée sérieusement (la date même du meurtre qui y est indiquée est erronée !). Il ne fait que renforcer le soupçon de corruption et de violence qui entoure le programme de garantie de l’emploi rural dans cette région.

En conséquence, les pétitionnaires demandent que l’Etat du Jharkhand et l’État central rejettent ce rapport et qu’ils ordonnent une enquête nationale du CBI (Central Board of Investigation) sur l’assassinat de Mehta et sur la corruption du programme de NREG dans le district.

Ambiguïtés de la stratégie de développement du Gouvernement indien

Il semblerait donc que des activistes tels que Lalit menacent la longue chaîne des récipiendaires des sommes détournées du programme national de garantie de l’emploi rural. Le combat est difficile et inégal et, une fois de plus, les forces de changement qu’ils représentent se heurtent aux pouvoirs en place dont la défense des intérêts passe parfois par la violence, particulièrement dans les zones tribales où l’application de la loi est, de manière générale, loin d’être la règle.

En avril 2006, le Premier Ministre actuel, Manmohan Singh, a affirmé que la menace naxalite était le plus grand défi posé à la sécurité intérieure que l’Inde ait eu à relever. L’homme à l’origine de la libéralisation économique de l’Inde alors qu’il était Ministre des Finances en 1991, n’envisageait cependant certainement pas de remettre en question les choix politiques de son Gouvernement.

Pourtant, la résurgence des mouvements extrêmistes, de droite, avec le parti nationaliste hindou (grand vainqueur des récentes élections législatives partielles dans plusieurs Etats), comme de gauche, avec les naxalites élargissant également leur base à de nouveaux Etats, doit sans doute être analysée comme la conséquence d’une stratégie de développement ultra-libérale, tout orientée vers les grands industriels, la finance et les classes moyennes.

L’ambivalence du Gouvernement, qui est par ailleurs l’initiateur de la NREGA, reflète certainement ses conflits internes, entre une tendance libérale incarnée par le Premier Ministre et une tendance plus sociale défendue par les communistes soutenant la coalition au pouvoir. Et c’est, comme souvent, le « aam aadmi » (l’individu moyen), dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader, qui fait les frais de cette politique, bien éloignée du slogan populaire « garibi hatao » (chassons la pauvreté) des années soixante-dix, dont les promesses, malgré des avancées certaines telles que l’éradication des famines, sont encore loin d’être une réalité pour les 260 millions d’Indiens vivant sous le seuil de pauvreté et au sein desquelles les populations tribales sont sur-représentées.

1Mihir Shah, « The real radicalism of NREGA », The Hindu, Thursday, May 22, 2008. Mihir Shah est le co-fondateur du National Consortium of Civil Society Organisations aidant les Gram Panchayats dans la planification, la mise en œuvre et l’audit social de la NREGA.
2Prem Shankar Jha, « The State As Landlord », Outlook Magazine, 17 March 2008
3Rajni Soren, « Displacement in Jharkhand », Refugee Watch Online, July 24, 2006
4Cf. l’article « Thousands speak out in Palamau, NREGA norms flouted, Drèze team report with Jharkhand govt », The Telegraph, Tuesday , May 27 , 2008
5Cf. l’article « Activists seek CBI inquiry into social worker’s murder », The Hindu, Tuesday, Jun 17, 2008

Palabras claves

política de desarrollo, economía rural, lucha contra la corrupción, gobernanza


, India

Notas

Valérie Fernando est partie en Inde, à Mumbai (Bombay), au Centre for Education and Documentation, dans le cadre des programmes de mobilité d’Echanges et Partenariats avec comme partenaire Ritimo.

Lire également Un outil d’émancipation qui renforce l’exploitation

Fuente

Texto original

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