Approvisionner l’Afrique en ordinateurs peut prendre diverses formes. La philanthropie de quelques mastodontes de l’informatique y participe, tout comme l’action de certaines ONG à but non-lucratif, spécialisées dans le secteur de l’informatique de seconde-main. Parfois les deux sont liés…
Il en va des ordinateurs comme des voitures : l’Afrique recycle les vieilles bécanes dont l’Europe ne veut plus. De la petite commune au fond de la Creuse qui change son parc informatique à l’association écossaise qui décide d’investir dans du matériel neuf, en passant par le particulier qui se fait dépasser par l’évolution technologique fulgurante en ce domaine et décide d’y remédier en achetant une tour qui sera probablement obsolète dans quelques années, voire quelques mois : la rénovation puis l’exportation vers le continent africain du matériel dont se sépare le monde riche est devenu un marché. Il oscille entre bienveillance de quelques associations caritatives et fausse philanthropie des sociétés informatiques.
Compassion, partenariats et TIC
À l’heure où la question de la « fracture numérique » - et celle des déchets informatiques (1) - est de plus en plus posée, de nombreuses ONG se créent dans le monde occidental pour acheminer les ordinateurs dont les entreprises, collectivités, administrations et autres associations se séparent, pour les remettre à niveau et les envoyer vers les pays du Sud. C’est ce à quoi s’attelle depuis 2008 l’ONG Chaîne informatique sans frontières (CISF), basée à Laval (Mayenne). Ses initiateurs, qui travaillent essentiellement avec la Moyenne-Guinée, un des trous noirs de l’Afrique en matière de développement des Technologies de l’information et de la communication (TIC), ont déjà envoyé l’an passé 250 ordinateurs récents dans les villes de Mamou, Pita et Labé. Un projet né du constat qu’en renouvelant leur stock à peu près tous les trois ans, les entreprises abandonnent leurs ordinateurs ou les détruisent moyennant une taxe. Ce sont donc les principaux pourvoyeurs d’ordinateurs à destination de l’Afrique. « Les ordinateurs qu’on nous cède sont alors transmis à Ateliers sans frontières, une autre ONG qui les rénovent entièrement, prenant en contrepartie deux tiers du stock. », expliquent dans une interview à Ouest-France, Michel et Michelle Bellanger, président et trésorière de l’association. « Le matériel est alors soit prêté à des universités, soit utilisé pour former des particuliers à l’informatique en Guinée. Nous n’envoyons que du matériel quasiment neuf. » (14/04/09) Exemple : plusieurs coopératives ont été créées en Guinée, à Mamou, Labé et dans le village reculé de Télimélé. Le but est de générer une activité, en créant des emplois pour faire fonctionner les centres de formation. Cinq ont par exemple été créés à Mamou.
Quelques jours après l’interview de Ouest-France, le téléphone de Michel Bellanger sonnait. « C’était une femme qui voulait se débarrasser de son PC, qu’elle n’avait pas allumé depuis des lustres. Elle me demandait aussi si je ne voulais pas de ses vieux vêtements, se disant qu’ils pourraient servir en Afrique et si nous pouvions nous en charger. C’est exactement ce qu’on ne veut pas faire : du caritatif ! » Trente ans de compassion humanitaire pour l’Afrique. Trente ans pendant lesquels on a habitué les gens du Nord à penser que les gens du Sud avaient besoin de Bics, de ballons de foot et de vêtements. Il y a eu comme un glissement, comme une opportunité que l’Europe, saoulée de compassion misérabiliste, a saisie, comme par cynisme : refiler à l’Afrique ce dont on ne veut plus, tout en refusant à un bon nombre d’entre eux, de vivre en Europe (la France expulse chaque année 30 000 sans-papiers, dont beaucoup d’Africains), est à la fois une manière de faire le bonheur des pauvres, tout en rassurant les riches.
Michel Bellanger, fondateur de cette association après une rencontre avec un jeune Guinéen qu’il a accueilli dans sa famille, sollicite l’aide du Fonds mondial de solidarité numérique, une grosse structure institutionnelle (qui a le statut d’association à vocation internationale), créée en 2003 sous l’impulsion de M.Abdoulaye Wade, président du Sénégal et dirigée par l’ultralibéral Alain Madelin. L’ONG CISF a un partenaire encombrant, mais indispensable : la firme de Bill Gates. M. Bellanger a beau estimer qu’en acceptant de se faire équiper tous ses PC avec Windows 2003 par Microsoft, « c’est une façon de faire de la pub pour Bill Gates », il ne voit guère d’autre solution - alors qu’il existe des logiciels libres comme Linux ou Ubuntu, développé par des Sud-Africains. À contre-coeur, il conserve donc son partenariat avec Microsoft, conscient que cette entreprise a des visées monopolistiques en Afrique, mais qu’elle est incontournable. Le partenariat public-privé (PPP) (2), adopté par les institutions internationales comme un axe politique clair, illustre ainsi cette tendance à la confusion des genres.
La philanthropie « pragmatique » des firmes occidentales
De l’autre côté de la Méditerranée, à Bamako (Mali), M.Abdulaye Diarra, 35 ans, directeur de l’ONG « Édutech » (« éducation technologique »), s’évertue à faire en sorte que les jeunes Maliens « s’approprient » les TIC : « Internet peut permettre l’accès à toutes les informations dont les jeunes ont besoin pour se faire valoir eux-mêmes, en donnant leur vision des faits du monde et s’auto-former pour développer leurs propres capacités. » Organisation de débats, de conférences et de séminaires auprès des enseignants, des hommes politiques maliens et des fonctionnaires de l’administration : c’est à un véritable travail de lobbying pro-informatique que se livre ce directeur d’ONG depuis plusieurs années à Bamako. « Il y a une dizaine d’années, les gens ne connaissaient absolument rien à Internet. Je leur disais que sur Internet, on avait tout et que tout était possible grâce à cet outil : l’échange d’informations, la mise en relation et la transcendance entre les disciplines. Aujourd’hui, Internet me semble être à la fois un outil de la globalisation utile si on en fait un usage adapté. Si ça devient un simple outil moderne de colonisation intellectuelle, ça va échouer. », estime-t-il dans l’enceinte de l’hôtel de la petite minière, à Conakry, où il participait, en mai 2009, au séminaire « I-jumelage », qui prévoit justement de relier plusieurs associations africaines à l’aide des TIC.
Échanger l’information, se mettre en réseau et transcender les disciplines, autant d’objectifs ambitieux, qui doivent cependant passer par la case matériel avant de se réaliser. Pour ce faire, Abdulaye Diarra émet plusieurs hypothèses. Traiter avec les ONG spécialisées dans le recyclage d’ordinateurs pour les pays du Sud ou « postuler auprès de Microsoft pour obtenir un PC assorti d’un système d’exploitation récent ». Cette dernière possibilité prend souvent « une à deux années », pour que les bureaux de la compassion des employés de Bill Gates ou de sa fondation se mettent en place. Au cours des cinq dernières années, la firme de l’homme le plus riche du monde aurait « offert » aux associations africaines qui Ĺ“uvrent dans le domaine de la santé environ 1 milliard de dollars, via la fondation Bill & Melissa Gates. Un milliard auquel se rajoutent les quelque 306 millions de dollars débloqués lors du forum de Davos en 2008, pour le secteur agricole en Asie et en Afrique.
En offrant aux ONG ou aux écoles africaines la possibilité de se servir du matériel le plus monopolistique sur le marché de l’informatique - et en organisant des formations à l’utilisation des logiciels Microsoft, comme c’est le cas notamment en Angola, en Namibie et dans de nombreux pays africains -, la firme contribue à ce que cette situation hégémonique perdure. Un don de 7,68 milliards de dollars a ainsi été attribué en 2005 par la Banque Mondiale, pour que Microsoft et CISCO prennent en charge la formation dans des centres universitaires africains, au nom de l’Université virtuelle africaine (UVA), un projet lancé par la Banque Mondiale et co-financé par Microsoft - le président de cette UVA n’est autre que Jacques Bonjawo, « senior manager » au siège mondial de Microsoft, à Redmond (USA). « Une telle situation, où le partenaire privé, fournisseur de l’État ou d’un service public de formation, devient promoteur de la formation, évaluateur et finalement, tel CISCO, certificateur de diplômes, est en contradiction totale avec toute la tradition humaniste sur laquelle repose nos principes d’éducation. », relevait alors Pascal Renaud, membre de VECAM et chercheur à l’Unité de recherche « Savoirs & Développement » de l’Institut de recherche et de développement (IRD), lors d’une intervention au colloque Interligne-ASBL à la Faculté universitaire Notre-Dame de la Paix de Namur, en Belgique (3).
Un Africain qui apprend l’informatique sur Windows aura tendance, le jour où il voudra s’équiper davantage, à rester dans la même gamme de produits (4). Logique. L’Afrique est un marché qui se prépare et cadeaux de pacotille et autres projets de formations sont des techniques commerciales pensées stratégiquement. « Pour Microsoft, c’est un petit geste qui n’aura aucune incidence sur son leadership mondial. Mais pour les lycéennes c’est un extraordinaire outil qui leur permettra d’entrer de plain-pied dans l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication. », écrivait en avril 2008 un journaliste du site All Africa, à la suite d’un don de cinquante « ordinateurs ultra-mobiles » par Microsoft dans le lycée John Fitzgerald Kennedy (JFK), au Sénégal. On pourrait multiplier les exemples sur tout le continent, tant Microsoft Afrique agit partout. En Philanthrope, évidemment.
Le « 100 000ième ordinateur » de Computer Aid
« Le matériel que l’on achète pour Edutech nous coûte 150 euros, frais d’import compris. », précise M.Diarra, le directeur d’Édutech. Pour se doter en « ordinateurs de seconde main », avant de les louer aux écoles à raison de « 2000 Francs CFA (2 à 3 €) par an et par élève », Abdulaye Diarra fait appel à l’organisme Computer Aid, organisation britannique qui se définit comme « le premier fournisseur mondial, à but non lucratif à destination du Sud » et célébrait, mi-2009, sur son site Internet, le « 100 000ième ordinateur envoyé ». L’ONG demande 42 livres sterling (50 €) par ordinateur, somme à laquelle il faut rajouter 21 € pour une carte d’accès sans-fil à Internet, 28 € pour un lecteur de CD/DVD et 17 € pour être doté d’un modem interne (5). L’ONG ne finance pas les frais de transport.
« En deux ans, nous avons équipé trois écoles avec environ quarante ordinateurs. », explique Amadou Dembele, autre membre d’Édutech présent à Conakry pour le séminaire « I-Jumelage ». Un résultat qui, au vu de la moue de son visage, est assez modeste, mais qui, estime-t-il, a de véritables répercutions à Bamako. « Un jour, un électricien dans le secteur du bâtiment est venu nous voir pour bénéficier des cours d’alphabétisation que nous avons mis en place dans nos locaux, car il voulait se parfaire en théorie. Il ne connaissait rien aux ordinateurs. », se souvient-il. « Malgré notre faible niveau d’équipement (l’ONG n’a que cinq ordinateurs, plus ou moins performants, pour assurer ses cours d’alphabétisation par les TIC, ndlR), on a réussi avec cet élève, à assurer une véritable continuité : après six ans de formation, il a pu intégrer une école technique et théorique d’électricité. », poursuit-il avant de lâcher un éclat de rire nerveux : « Voilà notre but : aider les gens qui veulent s’en sortir grâce à un apprentissage informatique. Certains viennent chez nous en ne sachant pas tenir un stylo et repartent quelques années plus tard en sachant se servir d’un ordinateur. C’est un émerveillement ! »
Vers le rêve d’une société numérisée ?
Grâce à cet apport de matériel « de seconde main », mais relativement performant, les membres d’Edutech estiment qu’un véritable travail de « démystification » a été réalisé. « L’ordinateur, c’était un peu magique pour les Maliens et plus largement, pour les Africains. Avant d’arriver dans cette ONG, je pensais que c’était une boite à génie. », se souvient Amadou Dembélé, membre d’Édutech. Abdulaye Diarra, directeur de l’ONG, n’y va pas par quatre chemins : grâce à la redistribution des vieilles bécanes d’Europe vers les écoles et les ONG du Mali, son idéal de société devient de plus en plus réalité : « Je rêve d’une société où tout le monde aurait un ordinateur portable et serait connecté à Internet. » À l’heure où, dans les pays occidentaux, on cherche des remèdes aux effets néfastes de l’informatique au quotidien (égotisme, narcissisme, effets néfastes de la surexposition aux écrans sur la santé mentale et physique, développement d’une société virtuelle et modification des rapports sociaux…), beaucoup en Afrique, voient dans l’Internet et les TIC de véritables leviers de développement. Non sans une certaine sublimation, car, comme le relève pourtant ce directeur d’ONG, l’Internet, avec ses Yahoo, MSN et autres Google, peut également devenir un outil… de « colonisation mentale ».
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Projet « I-Jumelage » : Réinventer le panafricanisme à l’ère du numérique
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