Les conférences de consensus sont des dispositifs participatifs visant à permettre l’expression du point de vue des citoyens sur des enjeux de politique scientifique ou technologique. Initiées au Danemark, elles se sont répandues dans d’autres pays depuis les années 90 en réaction à la multiplication des débats sur les technologies et leurs conséquences. L’expérience accumulée démontre l’intérêt et la portée potentielle, malgré certaines ambiguïtés, de ce type de dispositif pour promouvoir une gouvernance plus démocratique de la technologie.
Initiées au Danemark dans les années 80, les « conférences de consensus » sont certainement le plus connu des dispositifs apparus au cours des dernières années pour répondre aux défis démocratiques posés par l’évolution des sciences et des technologies, et aussi l’un des plus aboutis. En témoigne leur adoption par un grand nombre de pays, en Europe et ailleurs, sous des noms divers : conférences de citoyens, publiforums, panels de citoyens, etc.
Le principe des conférences de consensus est de placer un panel de citoyens « profanes » au centre d’un processus d’évaluation d’un choix de politique scientifique ou technologique aux conséquences sociales incertaines ou controversées. Les conférences proprement dites consistent en un dialogue public organisé sur plusieurs jours entre le panel de profanes et divers experts, suite à quoi les citoyens se retirent pour rédiger un avis et des recommandations, destinés à être largement diffusés auprès des décideurs, mais aussi du grand public. Ce dialogue public est précédé d’une longue période de préparation avec le panel des citoyens, qui est formé sur les tenants et les aboutissants du problème débattu, et amené à formuler ses propres questions et priorités. L’engagement actif dans la discussion de profanes, d’experts et de représentants de groupes d’intérêts permet que les sujets considérés soient évalués au-delà d’un contexte purement scientifique, jusqu’à inclure des considérations économiques, légales, éthiques, etc.
Le processus et ses acteurs
En dehors du Danemark où la procédure est relativement institutionnalisée, les conférences de consensus organisées jusqu’ici ont toujours été conçues comme plus ou moins expérimentales, ce qui explique en partie les différences (y compris, comme on l’a vu, de nom) que l’on peut observer entre les pays, voire d’une conférence à l’autre dans un même pays. Ces différences sont parfois suffisamment significatives pour introduire des biais dans la procédure ; il n’en reste pas moins que dans tous les cas, ne serait-ce que parce que toutes ces expériences s’inspirent du même modèle danois, on retrouve la même structure fondamentale, à la fois en ce qui concerne les acteurs de la procédure et en ce qui concerne le déroulement de celle-ci.
Ne serait-ce qu’en raison des moyens financiers nécessaires, c’est généralement une autorité politique qui est à l’initiative de l’organisation d’une conférence de consensus, souvent par l’intermédiaire d’offices parlementaires spécialisés dans les choix de technologies. C’est le cas de l’Office danois de technologie (Teknologirådet, Danish Board of Technology) qui est à l’origine du modèle des conférences de consensus. Il arrive aussi que les conférences soient organisées à l’initiative d’organismes publics dont la mission est soit d’encourager le débat public, soit de diffuser la culture scientifique, ou encore par des acteurs privés (entreprises ou fondations) avec des buts variés.
Un comité d’organisation est désigné pour assumer la responsabilité de l’ensemble du processus et en garantir la bonne tenue. Il est notamment chargé de superviser et valider les phases cruciales de la procédure que sont le recrutement des panélistes, la conception et la rédaction du dossier informatif préliminaire à leur intention, ou encore l’établissement d’une liste d’experts potentiels proposés au panel. Au Danemark, il est composé d’un petit nombre de personnalités garantissant une certaine neutralité. Sa composition peut aussi déjà refléter une diversité plus large de points de vue, comme en Suisse ou en Australie où il regroupe des représentants de l’industrie, de la recherche, de l’administration, du monde politique, des médias et d’organisations non gouvernementales. Est également nommé un « facilitateur » pour accompagner le panel des citoyens et animer le débat avec les experts. Son rôle est stratégique en termes de qualité du travail collectif fourni par les citoyens et en termes d’indépendance du processus de formation des questions et des recommandations.
Le plus souvent, le panel est constitué à la suite d’un appel à candidatures par voie de presse. Les candidats doivent rédiger une lettre de motivation. Les réponses reçues servent de base à la sélection d’un groupe de 10-15 personnes variées tant par l’âge, le sexe, l’éducation ou le profil professionnel. Ce chiffre est généralement considéré comme optimal pour garantir une diversité de points de vue sans pour autant oblitérer la possibilité d’élaborer une position commune. La sélection ne vise pas forcément la représentativité par rapport à la population générale, mais au moins une diversité suffisante pour que l’avis ne soit pas biaisé en un sens ou un autre. En général, on élimine les candidats dont les positions sur la question sont déjà tranchées ou qui sont liés à un groupe d’intérêt. Les panélistes sont, sinon toujours rémunérés, du moins dédommagés pour leur participation au processus, lequel requiert de leur part un investissement significatif.
Avant la conférence proprement dite, le panel bénéficie d’un processus de formation plus ou moins long (de 4 à 6 mois au Danemark). Un dossier informatif est d’abord distribué aux participants, qui peut parfois (cas de la Norvège) intégrer les commentaires de représentants de divers acteurs investis sur la question (industriels, écologistes…). Le panel se réunit ensuite, généralement pour deux week-ends de préparation, d’abord pour faire connaissance et être initiés au processus de la conférence, ensuite pour être formé sur la thématique en jeu, et enfin pour commencer à débattre et hiérarchiser les questions, parfois en discutant déjà avec des experts sélectionnés par le comité d’organisation. Certains organisateurs opèrent sur la base d’une distinction tranchée entre d’une part une première phase purement informative, visant à faire délivrer au panel (en général par des scientifiques) des faits « bruts » et non controversés, et d’autre part une seconde phase où les questions controversées et les valeurs peuvent entrer en ligne de compte. D’autres estiment que cette distinction est difficile à établir en réalité et préfèrent faire apparaître les controverses et les débats le plus en amont possible du processus. Dans l’idéal, le panel peut, à l’issue de cette étape préalable, choisir lui-même les experts qu’il souhaite entendre au cours du débat public, en fonction des priorités qu’il aura établies. La liberté insuffisante laissée aux citoyens de construire eux-mêmes leur problématique est l’une des limites récurrentes des expériences existantes.
Les « experts » sont choisis par le comité d’organisation ou parfois par le panel lui-même à l’issue de ses premières séances de travail. La catégorie d’expert est généralement comprise de manière très large, incluant aussi bien des scientifiques purs que des ingénieurs, des chercheurs en sciences sociales (sociologues, économistes), des philosophes, des juristes, des représentants de l’administration et des groupes d’intérêts concernés, voire des artistes. Leur rôle est de répondre, au cours de la conférence publique (conférence de consensus proprement dite), aux questions du panel (qui leur sont communiquées à l’avance) et à ses demandes de précisions. La plupart du temps, on prend soin de faire s’exprimer des avis divergents afin de susciter un débat contradictoire. À l’issue du débat public, le panel se réunit pour élaborer le document final, qui privilégie la recherche du consensus mais qui doit aussi intégrer les points éventuels de désaccord. Après la lecture publique du document final, les experts peuvent intervenir pour corriger une imprécision ou une erreur factuelle, mais sans droit à influencer les opinions exprimées. Une conférence de presse clôt l’ensemble de la procédure. Les résultats (avis du panel, souvent accompagné des témoignages des experts) sont diffusés aux décideurs.
Tout le monde s’accorde pour souligner la qualité du travail fourni par les citoyens et leur capacité à maîtriser des sujets complexes et à en saisir tous les enjeux. Les avis formulés par les citoyens tournent très souvent autour de trois axes : appliquer le principe de précaution et éviter toute situation d’irréversibilité (par exemple en mettant en place un moratoire), créer des structures de régulation et de contrôle adéquates, susciter des recherches plus poussées sur la question. Le dispositif des conférences de consensus n’est pas de nature à résulter dans des avis tranchés, sous forme d’un simple Oui ou Non à une technologie ; c’est peut-être l’une de ses limites. En revanche, on voit qu’il est tout à fait adapté pour promouvoir une gouvernance et un contrôle démocratiques, continus et informés des usages sociaux des technologies, c’est-à-dire des manières dont les technologies s’incarnent dans la société et influencent en retour son fonctionnement.
Aspects politiques
Il s’agit donc, en bref, de mettre des citoyens ordinaires en position de dialoguer de manière constructive et informée avec les experts, puis de tirer de ce dialogue les éléments nécessaires pour parvenir à une prise de position argumentée sur la question posée, ayant en vue l’intérêt général. On pourrait à la limite parler de la mise en scène d’un processus idéal (totalement transparent, rationnel, public et désintéressé) de délibération en vue d’une prise de décision.
Le rapport des conférences de consensus à la démocratie représentative dans son fonctionnement traditionnel est ambivalent. D’un côté, aucune des conférences de consensus organisées jusqu’ici n’a jamais eu la prétention de prendre des décisions à la place des élus. En fait, les cas où un lien même ténu a été établi entre recommandations du panel et décideurs politiques (par exemple, une obligation pour ces derniers de répondre de manière argumentée à l’avis du panel) sont rares. Dans l’esprit de la plupart des organisateurs de ces conférences, celles-ci ont essentiellement pour fonction de renforcer et élargir le processus de délibération qui précède toute prise de décision politique, et en particulier de le faire sortir du traditionnel face-à-face entre élus, experts et lobbies. D’un autre côté toutefois, on voit bien qu’un dispositif comme les conférences de consensus a précisément pour conséquence de contourner ou relativiser les modes de fonctionnement typiques de la démocratie représentative : la consultation par des représentants du peuple impartiaux des différents « intérêts » privés (ce qui inclut aussi bien les intérêts économiques que les « intérêts » des associations ou des protecteurs de l’environnement) avant de produire une décision représentant l’intérêt général. Ce contournement des mécanismes traditionnels de la démocratie représentative n’est pas forcément toujours positif. L’expérience prouve en effet que les pouvoirs publics espèrent parfois que les conférences de consensus leur permettront de neutraliser ou ignorer les acteurs organisés de la société civile en faisant appel à un « citoyen ordinaire » assimilé à la « majorité silencieuse ».
Tout ceci explique que différentes personnes, acteurs ou institutions auront tendance à comprendre les conférences de consensus et leurs résultats de manière sensiblement différente, voire à n’y retrouver que ce qu’ils auront eux-mêmes apporté. Certains privilégieront la fonction d’amélioration des prises de décision grâce à la prise en compte d’une gamme plus large d’opinions, voire ne verront dans les conférences de consensus qu’un moyen de mesurer l’acceptabilité sociale de telle ou telle technologie (fonction de « construction sociale du niveau de risque acceptable », selon les termes employés par les organisateurs de la conférence française sur les OGM). D’autres privilégieront à l’inverse la fonction de démocratisation de la prise de décision, à travers l’inclusion du point de vue des citoyens ordinaires et la transparence des arguments échangés par les experts et les lobbies – par opposition au caractère habituellement opaque de la « consultation » de ces mêmes experts et lobbies par les élus. Cette ambiguïté des conférences est d’une certaine façon une faiblesse, et impose en tout cas d’être particulièrement rigoureux dans la conception de la procédure de manière à éviter détournements ou manipulations. C’est aussi peut-être par certains côtés une force, dans la mesure où ce dispositif est assez général dans son principe pour être difficilement contestable et acceptable par différents acteurs, et en même temps de nature à ouvrir une brèche dans des processus politiques de décision en matière technologique qui, jusqu’à présent, ne se sont pas illustrés par leur caractère particulièrement démocratique ou même particulièrement éclairé.