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Le bonheur national brut

Rajni BAKSHI

09 / 2008

Depuis près de trente ans que son monarque en avait fixé l’objectif, le Bhoutan était réticent à toute publicité sur le concept de Bonheur National Brut (BNB) ou sur la diffusion de cette aspiration dans les forums internationaux. De plus, le Bhoutan n’était connu sur la scène internationale qu’en tant que lieu de vacances idyllique. Puis, à la fin des années 90, le Roi Jigme Singye Wangchuk a entamé la transition vers la démocratie et ouvert le pays à la télévision satellitaire et à Internet. Alors que de plus en plus d’agences de développement et de chercheurs entraient en contact avec le Bhoutan, la rumeur s’est répandue sur leur poursuite du « Bonheur National Brut ».

Sander Tiderman, l’un des fondateurs de Spirit in Business (« De l’esprit dans les affaires ») a joué un rôle clef en pressant les officiels bhoutanais et les universitaires de parler du concept de bonheur national brut dans les forums internationaux. Cela a conduit à la première conférence internationale sur la mise en Ĺ“uvre du BNB, organisée par le Gouvernement du Bhoutan dans la capitale du pays, Thimphu, en février 2004.

Ainsi que l’a rappelé le Premier Ministre du Bhoutan, Lyonpo Jigmi Y. Thinley, l’intérêt croissant pour les efforts en matière de BNB a plus à voir avec l’état du monde qu’avec le Bhoutan lui-même :

« L’aube d’un nouveau millénaire avait suscité un état favorable à la réflexion, à l’introspection et à un regard inquiet sur l’avenir. On se questionnait sur ce que, parmi toutes les merveilles que nous vivions, l’humanité avait vraiment accompli. Tout ce que nous avions sacrifié sur l’autel du développement matériel pour satisfaire des désirs insatiables, n’avait pas été dans le plus grand intérêt de la civilisation humaine. En effet, certains murmuraient que nous étions devenus moins raffinés, moins capables de coexistence pacifique dans un monde qui nous contraint à vivre ensemble dans un espace et un temps plus étroits. C’est depuis lors qu’il y a eu un intérêt croissant pour le BNB.

Mais les convertis potentiels trouveront peu de choses au Bhoutan, hormis notre simple croyance dans la primauté du bonheur. Ils seront peut-être même amusés par la conviction inébranlable du Gouvernement que, dans un environnement favorable, chaque citoyen trouvera la sagesse de s’engager dans la poursuite, tranquille mais contagieuse, du bonheur plutôt que d’être pris dans le piège de la jungle de soi-disant « moyens ». »

La première conférence internationale sur le BNB s’est transformée en vitrine pour les travaux approfondis et variés portant sur la définition et la mesure du progrès réel. Elle a attiré non seulement des chercheurs sur les indices de qualité de vie mais aussi des personnes travaillant dans le domaine de l’investissement socialement responsable. Frank Dixon, de Innovest Strategic Value Advisors, s’y est rendu car il considère le concept de BNB comme l’avancée la plus significative dans la théorie économique de ces 150 dernières années.

Pour Dixon, le BNB était une tentative susceptible d’améliorer la sophistication des systèmes humains en prenant exemple sur la sophistication infiniment plus grande de la nature. Actuellement, les entreprises et des pays entiers sont contraints à une croissance indéfinie. Or, le seul parallèle que l’on trouve dans la nature sont les cellules cancéreuses qui, en s’accroissant de manière exponentielle, détruisent le corps-hôte et se détruisent elles-mêmes.

Aujourd’hui, il est largement reconnu que l’économie humaine ne peut continuer à se développer au détriment de son habitat. Pourtant, même après deux décennies de renforcement des réglementations environnementales, nous sommes en train de perdre la course pour sauver la planète. C’est en partie parce que les systèmes de production et les modes de consommation sont en décalage avec ce que la planète peut supporter. La pression pour un PNB toujours plus élevé n’est qu’une manifestation de cette situation.

La démarche du Bhoutan vers le « Bonheur National Brut » est davantage un principe directeur qu’une initiative concrète. D’un point de vue tout à fait matériel, l’idéal de BNB a produit des résultats mitigés. Il n’a pas encore réussi à offrir à sa population un accès à une alimentation, un habitat et des soins de santé meilleurs. La pauvreté persiste et le revenu moyen se situe toujours parmi les plus bas du monde. Mais entre 1984 et 1998, l’espérance de vie a augmenté de 19 années pour atteindre 66 ans. Le Bhoutan est également fier d’avoir réussi à étendre son réseau de routes en augmentant simultanément sa couverture forestière. Près de 26 % des terres sont gérées de manière protéger son incroyable bio-diversité et 72 % du pays est couvert de forêts, dont une grande partie est primitive.

Le Bhoutan n’est bien entendu pas un « Shangri-La » idyllique. Il connaît des problèmes politiques importants, parmi lesquels le mauvais traitement de la minorité parlant le népalais. Ses efforts pour encourager un modèle de développement fondé sur le « Bonheur National Brut » sont donc tout aussi compliqués et semés d’embuches et de défis que pour n’importe quel autre pays. Ainsi, le journaliste du New York Times qui compare l’idéal de BNB avec la recherche du bonheur telle qu’elle est inscrite dans la Déclaration d’Indépendance américaine, a vu juste. Dans ce document, le « bonheur est par essence vu comme une combinaison des intérêts individuels et communautaires, et non un point d’« arrivée » (Andrew C. Revkin, « A New Measure of Well-Being From a Happy Little Kingdom », New York Times, 4 Octobre 2005).

L’intérêt international croissant pour le BNB a aussi attiré l’attention vers de nombreuses études montrant que l’augmentation du revenu (au-delà d’un certain niveau de base) ne se traduit pas par un plus grand bonheur. La tâche d’identifier des techniques de mesure pouvant rendre compte du concept plus large de bien-être est difficile. Cependant l’objectif des concepts de « Bonheur National Brut » ou d’Indices de Progrès Véritable n’est pas de mesurer le bonheur personnel, émotionnel. Il s’agit plutôt de donner la priorité aux paramètres relatifs au vrai bien-être. Cela signifie de ne pas se focaliser seulement sur la quantité d’aliments achetée et vendue dans une économie, mais de prendre en compte l’apport nutritionnel réel par habitant. De même pour l’habitat, les soins de santé, l’éducation, etc. Ce courant de pensée et d’actions se développe en grande partie parce qu’il existe désormais des manières élaborées de collecter et d’analyser les données pour montrer les liens entre l’économie matérielle et le bien-être réel. Des pays aussi divers que le Costa Rica, l’Islande, les Pays-Bas, le Sri Lanka et la Mongolie ont mis en place des indices de bien-être pour nuancer les chiffres du PNB.

La Grande-Bretagne a développé un index de bien-être qui prend en compte les maladies mentales, la courtoisie, l’accès aux parcs, le taux de criminalité… Le Canada travaille aussi sur un Index national de bien-être. Il est important de noter que ces indices ne visent pas à se passer de la mesure du PNB mais à apporter une compréhension plus claire de ce qui améliore le bien-être et ainsi à aider les décideurs politiques à améliorer la législation et les réglementations.

Les « Amis de la Terre » et la New Economics Foundation ont travaillé avec le Centre for Environmental Strategy à l’Université de Surrey pour développer un indice de bien-être économique durable (Index of Sustainable Economic Welfare). Cet indice corrige le PNB par rapport à un certain nombre de questions telles que les inégalités de revenu, les dégâts environnementaux, la perte du capital environnemental. Il s’agit de créer un indice qui mesure mieux comment l’économie du Royaume-Uni crée du bien-être pour la population. Cet indice a été critiqué pour sa trop grande subjectivité qui le rend variable an fonction des hypothèses sous-jacentes. Mais ses concepteurs sont confiants dans la possibilité de dépasser ces problèmes d’élaboration d’indices.

La deuxième conférence internationale sur le « Bonheur National Brut » a mis au centre de l’attention à la fois l’engagement général et les efforts particuliers du peuple bouthanais. La question est maintenant de savoir comment les idéaux de BNB répondent aux aspirations matérielles croissantes des jeunes Bhoutanais. Alors que l’économie du Bhoutan se développe et que les interactions avec le monde extérieur s’amplifient, la jeune génération pourrait bien assimiler le bonheur avec les chaussures et vêtements de marque. Mais les plus âgés au Bhoutan espèrent défendre la culture locale à travers le système éducatif et les médias nationaux.

Pendant ce temps, de l’autre côté du monde, apparaissent des campagnes pour redéfinir la consommation en termes plus holistiques. Par exemple, le « Centre pour un nouveau rêve américain » travaille à aider les Américains à consommer de manière plus responsable pour protéger l’environnement, améliorer la qualité de vie et promouvoir la justice sociale.

« Le rêve traditionnel américain était centré sur une plus grande sécurité, les opportunités et le bonheur. De plus en plus, ce rêve a été supplanté par une plus grande importance donnée à l’acquisition. La récente définition commerciale du rêve américain a caché le prix à payer pour l’environnement et pour notre qualité de vie. (…) Quant à la notion de « nouveau » (dans Nouveau Rêve Américain), elle signifie que nous aidons les gens à vivre le rêve, mais d’une manière qui assure une planète vivable pour les générations actuelles et futures. Notre message ne signifie pas la privation. Il s’agit d’avoir plus de ce qui importe réellement, plus de temps, plus de nature, plus d’équité, et plus de divertissement. »

De telles initiatives sont une réponse créative à la réalité qui veut que si les 6 milliards d’habitants de la planète consommaient les ressources au niveau d’un Américain moyen, il faudrait quatre terres supplémentaires. Les Américains consomment 40 % de l’essence mondiale et plus de papier, d’acier, d’aluminium, d’énergie et de viande par habitant que toute autre société sur la planète. L’Américain moyen produit deux fois plus de déchets que l’Européen moyen. Mais, en définitive, alors que le revenu par habitant a augmenté de 62 % aux États-Unis entre 1970 et le milieu des années 90, le pourcentage d’Américains qui se disent « très heureux » n’atteint pas plus de 30 %. [All Consuming Passion: Waking up from the American Dream, par la New Road Map Foundation and Northwest Environment Watch].

Des concepts tels que l’Indices de Progrès Véritable ou le Bonheur National Brut sont donc essentiels pour rectifier les distorsions dans la mesure de l’activité économique et pour offrir une image plus complète de l’économie et de son interaction avec la société. Cependant, une application radicale de ces concepts impliqueraient des changements plus fondamentaux et un abandon de l’impératif de croissance indéfinie du Produit National Brut.

Palabras claves

desarrollo económico, economía, teoría económica


, Bután

dosier

Une Economie du bien-être: regards sur les alternatives économiques

Notas

Traduit de l’anglais par Valérie FERNANDO

Cette fiche est également disponible en anglais : Gross National happiness

A lire:

Fuente

Libro

Rajni BAKSHI, An Economics For Well-Being, Centre for Education and Documentation, Mumbai & Bangalore, 2007

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