Vers un nouveau cycle de développement rural ?
04 / 2007
Le siècle qui commence sera marqué par la transition (échelonnée sur plusieurs décennies) vers l’après-pétrole, amorcée par la conjonction de trois facteurs :
– Le renchérissement du pétrole dû à la déplétion de ses réserves, plusieurs géologues annonçant l’imminence de l’oil-peak et par conséquent une tendance à la hausse de son prix (1).
– La prise de conscience tardive des conséquences désastreuses du changement climatique provoqué par la surconsommation des énergies fossiles et la nécessité de réduire radicalement l’émission des gaz à effet de serre (2).
– Les aléas de la géopolitique du pétrole et les menaces qu’ils font peser sur la paix mondiale. Même aux États-Unis, un courant influant de l’opinion publique préconise la substitution des importations du pétrole au lieu de la protection manu militari, coûteuse et hasardeuse, des lignes d’approvisionnement en pétrole du Moyen-Orient (3).
D’ores et déjà les biocarburants liquides – l’éthanol et le biodiesel – font leur entrée fracassante sur la scène énergétique. Le seuil de leur compétitivité par rapport aux dérivés du pétrole se situe aux environs de 50 à 60 dollars par baril de pétrole et même à 35 dollars en ce qui concerne l’éthanol de canne à sucre brésilien.
Des dizaines de raffineries traditionnelles sont en construction au Brésil (éthanol de canne à sucre) et aux États-Unis (éthanol de maïs), alors qu’on annonce la mise en chantier des premières usines de seconde génération produisant l’éthanol à travers l’hydrolyse enzymatique de la cellulose (l’autre solution envisagée étant le procédé de fischer tropsch). Il s’agit d’une percée technologique de première importance, promise à un essor très rapide dans un délai de quelques années, puisqu’elle permettrait de transformer en biocarburant tous déchets végétaux et forestiers – tiges, pailles, bagasses, balles de riz, feuilles de banane, etc. – et graminées à croissance rapide comme le switchgrass ou l’herbe éléphant et le bois (4).
Outre leur compétitivité nouvellement acquise (tout au moins pour l’éthanol de canne à sucre au Brésil, l’éthanol de maïs aux États-Unis étant subventionné), les biocarburants offrent l’avantage de ne pas exiger une nouvelle infrastructure de distribution (à l’inverse de l’hydrogène) et de fonctionner dans les mêmes moteurs que les dérivés du pétrole, servant d’additif à l’essence et au diesel dans des proportions variables au gré des prix relatifs. Ils permettent donc une transition en douce vers l’après-pétrole dans le secteur des transports.
Tous ceux qui, à juste raison, critiquent la place excessive prise dans notre civilisation par le transport routier et la voiture particulière ne manqueront pas d’y voir un effet pervers. C’est pourquoi, il faut se garder de traiter l’essor des biocarburants comme une panacée.
Avant d’aborder le remplacement des énergies fossiles par l’ensemble des énergies renouvelables, les stratégies énergétiques de l’avenir se doivent de donner priorité à la recherche de la sobriété et de l’efficacité. Économiser l’énergie et maîtriser sa consommation apparaît comme un impératif car nous ne pouvons pas compter sur les seules technologies de production d’énergie pour répondre au double défi du développement et du réchauffement climatique (5).
L’énergie la moins chère et la moins polluante est celle que l’on évite de consommer grâce à la redéfinition des objectifs du développement, à la réorganisation des processus de production et de distribution, au réaménagement des espaces, au progrès technique incorporé aux véhicules, aux appareils utilisés et aux bâtiments construits (6).
De surcroît, le pari sur la sobriété et l’efficacité énergétiques s’avère une excellente affaire. Selon Amory Lovins, qui fait autorité en la matière, la seule généralisation à l’échelle des États-Unis de l’ensemble des techniques les plus efficaces existant actuellement permettrait à ce pays de réduire de moitié la quantité de pétrole brûlé par dollar de PIB et ceci à un coût moyen de 12 dollars par baril de pétrole épargné. La substitution de l’autre moitié par une utilisation plus efficace du gaz naturel et la production à grande échelle des biocarburants de seconde génération coûterait 18 dollars par baril. Ainsi les États-Unis pourraient se voir libres de l’usage du pétrole vers la moitié du siècle à un coût moyen de 15 dollars par baril, le quart de son prix actuel. Et de réduire en même temps de 42 % ses émissions du gaz carbonique (7).
Tout aussi optimistes sont les auteurs du Plan National d’Agroénergie du Brésil. Ils sont convaincus que, sans mettre en cause la sécurité alimentaire et le maintien sur pied de la forêt amazonienne, leur pays peut miser à fond sur l’expansion des bioénergies – éthanol, biodiesel, biogaz mais aussi charbon de bois de forêts plantées pour remplacer le coke métallurgique et la production sauvage de charbon de bois à usage domestique.
À l’opposé, de nombreux environnementalistes sonnent le tocsin et, à première vue, ils n’ont pas entièrement tort. Car pour remplacer les 21 millions de barils d’essence consommés quotidiennement au monde par 30 millions de barils d’éthanol il faudrait, avec les techniques actuelles, planter 300 millions d’hectares de canne à sucre ou 590 millions d’hectares de maïs, soit 15 et 5 fois le niveau actuel de ces cultures.
Le remplacement de 21 millions de barils de diesel consommés chaque jour par un volume égal de biodiesel d’huile de palme demanderait 225 millions d’hectares, soit 20 fois la surface actuelle (8).
Ainsi Lester Brown parle d’un combat épique qui s’engage entre 800 millions de propriétaires de voitures et 2 milliards des damnés de la faim, comme si la cause en était la pénurie d’aliments et non la maldistribution du pouvoir d’achat. Un plein de biocarburant équivaut selon lui à ce qu’une personne mange au cours d’une année (9).
Dans une étude récente M. Griffon montre quant à lui que, compte tenu des besoins futurs de l’agriculture vivrière, les surfaces disponibles pour la production de bioénergies seront très limitées, à moins de défricher les forêts primaires ce qui aurait des conséquences néfastes pour l’environnement (10).
Pour trancher cette controverse, nous manquons d’une étude détaillée et approfondie, pays par pays, du potentiel et des limites à la production des bioénergies.
La FAO devrait s’y atteler au plus tôt. Au-delà du coût-bénéfice conventionnel, cette étude devrait prendre en considération plusieurs critères :
– l’efficacité énergétique (energy in/energy out) très élevée pour la canne à sucre (une unité d’énergie fossile pour produire de 7 à 8 unités de bioénergie), basse pour le maïs (à peine 1,4).
– Les rendements à l’hectare (6 000 litres équivalent diesel pour l’huile de palme (11), contre moins de 1 000 litres pour le soja).
– Les emplois directs et indirects tout au long de la chaîne de production, y compris dans les services techniques et de transport (un emploi direct pour
200 hectares pour le soja, un emploi pour 10 hectares de palmiers à huile au Brésil et 5 hectares en Malaisie) et la valorisation des sous-produits.
Au lieu de juxtaposer des filières indépendantes de biocarburants et d’aliments, l’accent devra être mis sur les systèmes intégrés de production d’aliments et d’énergie adaptés aux différents biomes (12).
L’intégration de la production des huiles végétales avec l’élevage s’impose dans la mesure où les tourteaux peuvent servir à l’alimentation du bétail, le passage à un élevage plus intensif permettant en outre de convertir en cultures alimentaires de vastes étendues de pâturages (à condition de disposer des disponibilités en eau).
De surcroît, la stabulation ouvre la voie à la production de biogaz à partir de bouses réduisant les impacts environnementaux négatifs de l’élevage (13).
Quelle part faut-il réserver dans la production des biocarburants aux terres dégradées et déboisées ?
L’Inde parie sur leur réhabilitation moyennant la plantation du jatropha, une oléagineuse robuste avec des rendements énergétiques appréciables, l’extraction de l’huile pouvant se faire avec des équipements simples au niveau local.
La meilleure façon de protéger la forêt amazonienne consiste à planter des forêts productives en dehors de l’Amazonie comme le postulait déjà le plan Floram élaboré à l’Institut d’Études Avancées de l’Université de Sao Paulo (14), à condition que ces forêts productives soient entrecoupées de forêts primaires reconstituées, tout en réhabilitant sous forme d’agrosylviculture les espaces déboisés dans cette région. Certains agronomes préconisent l’implantation au milieu de la forêt d’îlots densifiés d’espèces utiles, à l’exemple de ce que pratiquaient déjà les Indiens Kayapó.
Dans tous ces cas, on n’entre pas en concurrence avec l’agriculture vivrière.
Surtout, à quel moment et dans quelles proportions l’éthanol cellulosique qui ne demande pas non plus des terres agricoles s’imposera-t-il sur les marchés énergétiques ?
En parallèle, à quel rythme progressera la production propre du charbon de bois « vert » obtenu à travers la pyrolyse continue des déchets végétaux (15), apportant une solution à la crise énergétique des pauvres ?
Accessoirement, combien de carburant pourra-t-on extraire de la deuxième pression de l’huile de palme, la première étant réservée à l’usage alimentaire ?
Le lecteur l’aura compris. Le conflit potentiel entre les biocarburants, d’une part, et, d’autre part, la sécurité alimentaire et le maintien en état des forêts primaires pourrait s’avérer moins aigu que ne l’annoncent certains auteurs. Au lieu de crier au loup, nous ferions bien de nous engager dans l’expérimentation de nouveaux systèmes intégrés informés par le concept de la révolution doublement verte, comme nous y invite Michel Griffon dans l’article déjà cité. La France pourrait contribuer à un tel programme, intéressant au premier chef les pays tropicaux bien placés pour la production de biomasse, en mettant à contribution les DOM, surtout la Guyane.
M.S. Swaminathan, l’un des pères de la révolution doublement verte qu’il appelle joliment « evergreen revolution », insiste sur le fait que celle-ci doit, en termes sociaux, s’orienter vers les petits paysans. Cela nous amène à une question capitale : est-ce que l’essor des bioénergies profitera aux petits paysans ?
Rien n’est moins sûr. Ils en seront probablement exclus si la révolution énergétique en marche se fait au gré des seules forces de marché. L’exemple du Pro-alcool brésilien des années 70 doit servir d’avertissement. Il s’est soldé par un succès économique et technique indéniable (16) mais ses impacts sociaux ont été négatifs car il a entraîné une concentration des terres et des richesses au profit des grands planteurs de canne à sucre et des propriétaires de raffineries.
Le gouvernement brésilien actuel se déclare résolu à procéder autrement et à faire de l’agroénergie un instrument de promotion de la petite agriculture familiale et des coopératives. Cependant, la présence d’acteurs puissants, y compris des grandes multinationales, pourrait mettre en échec ces bonnes intentions, notamment pour ce qui est de la production d’éthanol.
Les prochaines années seront décisives.
Pourtant, à l’échelle mondiale, pour faire face au déficit de plus en plus aigu des opportunités de travail décent (au sens que donne à ce terme le BIT), plus que jamais nous avons besoin d’un nouveau cycle de développement rural. Un programme de promotion des bioénergies bien conçu pourrait lui servir de levier (17).
En son absence, à l’âge de la désindustrialisation (au sens de la création d’emplois), nous fabriquerons une « planète bidonville » terrifiante par sa violence et le manque de perspectives pour ses habitants, candidats malheureux à une urbanisation impossible (18). Les enjeux sociaux de la révolution énergétique en marche sont tout aussi importants que ses enjeux environnementaux.
agrocombustivel, producción de energía
Ignacy Sachs est directeur d’Études honoraires à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris, Chercheur associé à l’Institut d’Études Avancées de l’Université de Sao Paulo et Président du Groupe consultatif d’experts auprès de l’Initiative des biocarburants à la CNUCED.