09 / 2005
Quel objet pour le débat ?
Le débat public, dans la forme institutionnelle qu’il connaît en France sous l’égide de la CNDP, va jusqu’à la mise en cause du projet et inclut la présentation des solutions alternatives. Certes, les déchets nucléaires ne constituent pas un « objet nouveau » : l’industrie nucléaire, tant civile que militaire, en a déjà produit en abondance. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour que l’on ne discute pas de la poursuite de sa production. Ce ne serait pas la première fois dans la si jeune « ère industrielle » que l’on renoncerait à une technologie pourtant prometteuse du fait de l’importance des risques qu’elle présente.
Les « inconvénients » de l’utilisation de l’énergie nucléaire – notamment pour la production d’électricité – sont universellement reconnus : production de déchets radioactifs, risque d’accident et de prolifération. On ne peut donc refuser de prendre en considération l’opinion selon laquelle la production de déchets radioactifs est considérée comme un « inconvénient » dont la gravité doit conduire à l’abandon de la production d’électricité d’origine nucléaire.
La gouvernance traite des choix et des alternatives possibles et de la façon de prendre les décisions par un processus démocratique : l’option de non production des déchets radioactifs est une option de premier rang, exactement au même titre que celle qui prône que l’électronucléaire doit être une composante majeure du système énergétique français.
La question fondamentale posée par les déchets nucléaires est bien celle du « legs » aux générations futures, à une échelle presque « éternelle », de produits extrêmement dangereux fabriqués par l’homme et déposés par lui quelque part sur ou sous la terre avec un degré de protection qui ne peut être éventuellement garanti que dans l’état actuel des connaissances (physiques et d’ingénieur) : on voit bien que le débat est fondamentalement « politique » et concerne l’ensemble des citoyens.
Partager la connaissance : le rôle et la responsabilité de l’expertise
La question des déchets radioactifs, comme d’ailleurs celle du nucléaire en général, est très souvent présentée comme extrêmement complexe, voire incompréhensible. Le nucléaire ayant été et restant en grande partie un « domaine réservé » (en particulier mais pas seulement du fait de son utilisation à des fins militaires), il est exact que « le niveau de connaissance des Français sur ces sujets reste limité ». Dans un pays où le nucléaire a une place aussi importante dans la production d’électricité (80 %), on est effectivement surpris de la pauvreté et de la rareté des ouvrages existant en français sur le sujet, si l’on excepte les (rares) publications « orientées » issues des entreprises et organismes promoteurs. L’ignorance est soigneusement entretenue. D’où une forte tentation à prétendre que le débat se limite de fait à une confrontation entre « ceux qui savent » (majoritairement issus des organismes promoteurs) parés de la sacro-sainte « rationalité » et « ceux qui ne savent pas », le « grand public », avec un grain de condescendance vis-à-vis de cette catégorie vaste et indistincte, porteuse de surcroît d’une douteuse « irrationalité ». En réalité, l’une et l’autre sont assez équitablement réparties entre toutes les catégories de la société et l’acceptation de ce fait est évidemment un préalable à la qualité d’un débat. De plus, la rationalité n’est pas, et de loin, la seule pierre de touche de la pertinence de la décision.
En effet, la connaissance ne se limite pas à la compréhension des questions scientifiques et techniques : elle inclut la compréhension des considérations éthiques, de l’appréciation « personnelle » des risques, de la vision de l’avenir, de la responsabilité citoyenne. Le partage de cette connaissance, cadre et langage commun pour exprimer les opinions et les choix de chacun est indispensable au débat. Ce cadre permet de distinguer de façon relativement précise ce qui relève de la mesure, de l’expertise, de la formulation des alternatives et ce qui relève de la décision politique, au premier rang de laquelle se situe « l’acceptation du risque » qui ne relève pas de l’expert mais du citoyen. D’où la nécessité de reconnaissance d’une « expertise » en qui l’on puisse avoir confiance, seule façon de séparer, d’un commun accord, les faits et les opinions. Expertise qui peut se définir comme la combinaison de la compétence, de l’honnêteté intellectuelle et de la liberté d’expression. Les « experts » issus des organismes directement promoteurs du nucléaire ne peuvent pas revendiquer cette dernière qualité puisqu’ils sont, par profession, tenus de défendre les positions de leur entreprise ou de leur administration.
Par contre, il est essentiel qu’il existe des organismes publics dont l’expertise soit affirmée et encouragée par les pouvoirs publics : dans le cas du nucléaire, cet organisme doit être l’IRSN, dont l’indépendance vis-à-vis des entreprises et organismes promoteurs (dont le CEA) et de l’administration chargée du contrôle et le devoir d’informer doivent être en permanence réaffirmés et confortés.
Il n’en reste pas moins que la seule méthode qui permette d’assurer à la fois la qualité professionnelle de l’expertise et la confiance que l’on peut lui accorder est l’exercice permanent de l’expertise plurielle et contradictoire.
Cela signifie très pratiquement que d’autres organismes que les traditionnels promoteurs du nucléaire soient impliqués dans l’expertise nucléaire (CNRS, universités, bureaux d’études). Il y a eu des progrès (CNRS, CNE), encore insuffisants (le nucléaire reste largement une « chasse gardée »). Il faut aussi que l’expertise « indépendante » et notamment l’expertise associative soit encouragée, c’est-à-dire très concrètement systématiquement sollicitée et rémunérée pour ses prestations.
L’usurpation de la fonction de décision par les organismes et les entreprises a été largement reconnue historiquement dans le domaine nucléaire. La facilité avec laquelle cela s’est produit ne vient pas seulement de leur pouvoir d’influence et de la consanguinité de leurs dirigeants avec ceux de la haute administration mais aussi du rôle que s’arroge, de façon beaucoup plus générale, « l’expert » ou présumé tel vis-à-vis du « politique », des citoyens et des médias.
L’expert a pris l’habitude de présenter à ses interlocuteurs une seule solution, présentée comme « l’optimum » et parée de toutes les vertus. Volens, nolens, les politiques ont laissé faire, souvent par paresse, parfois par intérêt. Or il existe toujours des solutions alternatives : le devoir du politique est d’exiger des experts la présentation systématique d’alternatives, élaborées et discutées de façon plurielle et contradictoire. Le débat n’a de sens que si la construction et la présentation de ces alternatives est à la base de la discussion. Il est donc de la responsabilité de ceux qui demandent le débat comme de ceux qui l’organisent que les alternatives soient étudiés et présentées avec les mêmes moyens que la solution préconisée par le promoteur. Ce n’est que dans un système ouvert d’un éventail d’alternatives que la décision politique a un sens.
Comment décider ?
Le processus de décision doit tenir compte des spécificités de la question des déchets radioactifs qui est multidimensionnelle. Le débat rejoint certes le débat « classique » de la construction d’une installation à risque particulière dans le cadre d’une politique nationale (d’État ou d’entreprise) : où placer cette installation, quels critères de choix du site, quelle responsabilité locale dans la décision d’implantation, comment assurer la prise en charge locale, quel lien (solidarité, justice, compensation) entre le national et le local ?
Mais il s’en distingue par l’échelle des durées d’un entreposage ou d’un stockage de déchets nucléaires : comment assurer au niveau national le maintien d’un niveau suffisant de compétences sur longue période pour assurer la fonction de gestion des déchets nucléaires, comment assurer au niveau national les moyens financiers de cette gestion, comment assurer la surveillance et l’entretien locaux sur très longue durée, comment assurer même la « mémoire » du site, de ses fonctions et de ses risques ?
Vis-à-vis de telles exigences et en tenant compte de la « jeunesse » de la science nucléaire, du caractère incertain des évolutions futures (aussi bien pour ce qui concerne les systèmes énergétiques que les techniques d’utilisation de l’énergie nucléaire et celles du traitement et de la gestion des déchets ou tout simplement de la civilisation telle que nous la connaissons), la seule attitude responsable est l’application du principe de réversibilité :
Réversibilité dans les choix techniques : possibilité de « reprendre » les déchets nucléaires en fonction des évolutions technologiques.
Réversibilité dans les décisions : refus de s’engager dans une démarche linéaire d’enchaînement automatique de décisions « gigognes » soigneusement verrouillées.
La prise de décision dans ce domaine ne peut être qu’une « décision en avenir incertain ». Cela ne signifie aucunement qu’il ne faut rien faire mais qu’il faut refuser de définir une stratégie et de prendre des décisions en fonction d’un avenir présenté comme certain (comme cela a été trop souvent le cas, par exemple dans les décisions des programmes électronucléaires). Au contraire, la stratégie doit être adaptée à l’éventail des futurs possibles.
La prise de décision ne peut être effective que si elle associe, dans le débat et dans l’élaboration des alternatives, l’ensemble des acteurs concernés : entreprises et organismes promoteurs ; Gouvernement et Parlement ; administrations concernées;organismes, entités et personnes « experts » ; associations environnementales et syndicats de travailleurs ; médias ; citoyens au niveau national et au niveau local ; collectivités territoriales concernées ou susceptibles de l’être.
Le débat public se doit d’être une « opération pilote » d’organisation de la discussion et de l’élaboration des éléments de la décision par la rencontre et la réunion de ces différentes catégories d’acteurs. C’est certainement un processus long et complexe mais il faut que les responsables politiques en comprennent l’importance et la nécessité. L’urgence est l’exercice de la démocratie et non l’enfouissement des déchets.
Autant que la présentation et la discussion des différents choix possibles et de l’expression des opinions des uns et des autres à leur sujet, le débat public a la responsabilité de proposer une « organisation du débat citoyen sur les déchets radioactifs » qui prendrait la suite du débat public et instaurerait, sur cette question extrêmement délicate, une démarche articulant démocratie participative et démocratie représentative.
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Les déchets nucléaires (HS Global Chance, septembre 2005)
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