La directive européenne d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre
2004
La directive européenne instaurant un marché de quotas d’émission de CO2 à partir de 2005 concernera principalement le secteur énergétique : c’est là que les émissions sont les plus importantes et les coûts de réduction les plus faibles. Gérer le CO2 comme un actif financier devrait générer des changements de comportement, car désormais, réduire ses émissions rapportera de l’argent…
Entretien avec Laurent SEGALEN, PricewaterhouseCoopers
Courrier de la planète : Vous soulignez dans un récent rapport[>1] que les industriels européens ont mis beaucoup de temps à intégrer une politique climat dans leur stratégie de développement. A quoi cela tient-il ?
Laurent Segalen : D’abord à la vitesse avec laquelle a été adoptée la directive européenne d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre. En général, entre le moment où on commence à discuter d’une directive et le moment où elle entre en application, il s’écoule une bonne quinzaine d’années. Alors que là, entre le projet de directive et son application, il ne s’est écoulé que quatre ans, ce qui a pris de court bon nombre d’acteurs. Il s’agit de créer un marché de permis négociables de CO2, sur le modèle de ce qui est proposé dans le cadre de Kyoto. Ce type de marché est très innovant pour les entreprises européennes dans la mesure où elles ont plus l’habitude de répondre à des régulations du type taxe ou standard. Des secteurs industriels et des pays, comme la Grande-Bretagne, qui ont été le plus en avance sur le trading énergétique seront bien préparés. Pour la grande majorité des autres, où cette forme de régulation n’est pas inscrite dans la culture des pratiques de gestion, par exemple en Allemagne ou en Italie, ce sera beaucoup plus difficile.
Cdp : Pourtant, Kyoto évoquait la perspective d’un tel marché depuis longtemps déjà…
L. S. : Oui mais il s’agissait d’une négociation entre Etats et beaucoup d’industriels ne se sont pas sentis particulièrement visés… Ils n’imaginaient pas que la phase opérationnelle arriverait si vite, si bien que certains acteurs sont passés de l’ignorance à l’inquiétude. Des structures qui émettent 100 000 tonnes de gaz équivalent CO2 par an ont pu avoir l’impression qu’ils allaient devoir fermer toutes leurs usines à la fin de chaque année. Alors que tout l’enjeu de cette directive européenne est d’abord et avant tout d’arbitrer, dans le secteur électrique, entre le charbon et le gaz. En effet, pour une production électrique équivalente, vous émettez deux fois et demi moins de gaz à effet de serre (GES) à partir du gaz que du charbon.
Nous sommes donc assez peu concernés en France par cette directive puisque, compte tenu de l’importance de notre parc nucléaire, nous produisons très peu d’électricité à partir de charbon et de gaz. En France, le plan d’allocation des quotas d’émission s’élève à 130 millions de tonnes équivalent CO2, contre 500 en Allemagne. La différence se situe au niveau de la production d’électricité : là où EDF va émettre 20 millions de tonnes de CO2, RWE va en émettre 130 et E.ON et Vattenfall Allemagne, 80.
Cdp : Cette directive concerne donc principalement le secteur de la production énergétique…
L. S. : Quand on sait que les sept premiers électriciens européens concentrent 40 % des émissions de la directive, on peut considérer que c’est bien ce secteur qui est particulièrement visé. Par ailleurs, c’est dans le secteur de l’énergie que l’on pourra enregistrer 80 % des réductions d’émission attendues et ce avec des technologies déjà existantes. Les producteurs d’énergie sont donc les plus gros émetteurs et disposent des coûts de réduction d’émission les plus faibles.
Dans ce cadre, le débat soulevé par les industriels pourrait presque être qualifié de « marginal ». Cela dit, la directive pose objectivement un problème dans certains secteurs comme celui de l’acier : du fait de la concurrence internationale, les industriels européens risquent d’être pénalisés. Encore que cela était plus marqué il y a un an, mais aujourd’hui que le secteur est en haut de cycle compte tenu de la forte hausse de la demande chinoise, on n’entend moins de critiques sur la directive…
En fait, les industriels (2) sont inclus dans cette directive plus pour des questions juridiques, liées aux périmètres d’application, que pour leurs potentiels de réduction d’émission de GES. C’est aussi une façon de les sensibiliser dès à présent, considérant qu’ils constitueront demain un levier de régulation. Et puis, comme dans un premier temps c’est le secteur électrique qui sera acheteur de quotas d’émission, il fallait bien inclure des vendeurs sur le marché…
Cdp : Quelles sont les implications d’une conversion du charbon au gaz dans le secteur énergétique européen ?
L. S. : Cette directive pose la question des choix énergétiques que l’Union européenne devra opérer pour les vingt prochaines années. Beaucoup de vieilles centrales au charbon arrivent à terme. On devrait donc rapidement assister à des conversions énergétiques vers le gaz. Cette directive sous-tend une volonté politique incitant à réaliser de l’efficacité énergétique. D’un point de vue géostratégique, cette conversion au gaz a des conséquences importantes : du fait de la raréfaction de cette ressource en Mer du Nord, la Russie et la Libye deviennent des partenaires incontournables…
Ensuite, il existe beaucoup d’effets induits qui ne sont pas maîtrisés. Par exemple, pendant longtemps, le gaz avait un coût facial plus élevé que celui du charbon. Or le business model du charbon est en train de changer, ce qui n’était pas du tout prévisible il y a encore quelques mois. D’abord, le prix du fret, qui était très bon marché depuis vingt ans, a été multiplié par sept en raison de la demande chinoise. Ensuite, le prix de la tonne de charbon, qui était de l’ordre de 40 euros, est passé à 60 euros. Donc, compte tenu du renchérissement de la ressource charbon, on peut imaginer que même sans cette directive, les électriciens auraient eu tendance à passer plus rapidement au gaz.
Au moment de la signature du Protocole de Kyoto, le prix du gaz était bas, ce qui ne posait aucun problème de conversion. Mais entre temps, le prix du gaz a grimpé, celui du charbon est resté bas et le prix de l’électricité a baissé. Autant dire que ce projet de marché de quotas négociables n’avait plus vraiment le vent en poupe… Et puis aujourd’hui, le prix du gaz s’est stabilisé, celui du charbon s’envole et celui de l’électricité augmente. Donc les indicateurs sont à nouveau bons. En dix ans, les conditions du marché ont beaucoup évolué. On voit bien que tout est affaire de conjoncture économique dans l’acceptation d’une telle directive.
Cdp : Quelles sont les conséquences de cette directive pour la gestion des entreprises concernées ?
L. S. : Avec ce mode de régulation, toutes les entreprises visées par cette directive vont devenir très attentives à la façon dont elles gèrent leurs émissions de CO2, qui devient un élément du bilan financier. Les entreprises vont devoir tenir à jour des informations précises, fiables et disponibles sur leurs émissions de GES. Ces informations devront être traitées avec le même degré d’attention que celui porté aux données financières. La prise de conscience va être immédiate car les directeurs financiers vont voir apparaître le CO2 dans leur bilan comptable annuel, alors qu’il existe des écotaxes dont ils n’ont une connaissance que partielle… Et puis ce mode de régulation permet de toucher des dividendes de sa performance environnementale. En somme, ce qui est bon pour la planète, est bon pour le compte en banque de l’entreprise. Autant dire que cela peut susciter des vocations… C’est très intéressant qu’une donnée environnementale fasse l’objet d’une gestion sur la base d’un facteur prix avec une décision économique rationnelle.
Cdp : Cette directive est-elle une préfiguration du marché de permis d’émission négociables qui pourrait être institué à l’échelle internationale ?
L. S. : Les Européens ont pris un leadership incontestable, qui inspire aujourd’hui les Canadiens et les Japonais par exemple. Mais il y a des limites à la bonne volonté… Cette directive est sur les rails jusqu’en 2012. Si d’ici là on a réussi à remettre les Américains, les Russes et les Chinois dans le système, d’une manière ou d’une autre, on peut considérer que ce marché a un avenir à l’échelle internationale. Dans le cas contraire, ce système n’a plus de sens : on verra forcément apparaître des formes de dumping environnemental avec des pays qui diront : « venez émettre chez nous, ça ne coûte rien ! »
Il est intéressant de noter qu’en France, la définition d’un tel instrument de marché a provoqué des débats sans fin, d’ordre quasi-philosophique, sur la possibilité ou non d’attribuer une valeur à un bien environnemental, alors que la volonté politique a été vite réglée. C’est le contraire pour les Etats-Unis : ils ne doutent pas un instant de la qualité d’un tel instrument. C’est dans leur culture de régulation. D’ailleurs, le système mis en place à l’échelle européenne est complètement inspiré du Clean Air Act américain qui a permis la mise en place d’un marché de quotas négociables d’émission de dioxyde de souffre dès 1990. En revanche, le choix politique n’a toujours pas été fait.
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, Europa
Laurent SEGALEN - PwC – Climate Change Service, Tour AIG – 34, place des Corolles, 92908 Paris La Défense Cedex, FRANCE
PwC : PricewaterhouseCoopers
Développe des missions d’audit ou de conseil pour les entreprises du secteur public et privé en privilégiant des approches sectorielles. Le département « Climate Change Services » combine les expertises en finances d’entreprises et en techniques environnementales. Il est présent dans 40 pays au travers de 150 experts. www.pwc.com/fr
Pour en savoir plus
Pricewaterhouse-Coopers, Climate Change and the Power Industry – European carbon Factors. PwC, 2003. www.pwc.com/energy
Les industriels européens mobilisés contre les engagements de Kyoto, Le Monde, 23 mars 2004.
L’énergie : quels enjeux pour le nouveau siècle ? Problèmes économiques n° 2.781, 23 oct. 2002, La documentation française