Présentation du projet international de fusion nucléaire ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor)
02 / 2005
Lorsque le projet international de fusion nucléaire ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) apparaît dans la presse ou dans les media, c’est pour évoquer les négociations qui opposent les Etats-Unis et le Japon d’une part, l’Europe, la Russie et la Chine d’autre part, concernant l’implantation de la machine : Rokkasho-Mura ou Cadarache. En septembre 2004, devant le blocage apparent des négociations, la France a décidé de doubler sa participation au financement du projet pour tenter de l’avoir à Cadarache. De 457 millions d’euros, cette participation directe passe ainsi à 914 millions d’euros, auxquels il convient de rajouter la participation française via Euratom. Au total, la France contribuera, si le site de Cadarache est finalement retenu, à plus de 25 % du coût du projet. Dans cette nouvelle configuration, où les Etats-Unis et le Japon ne figurent plus comme participants, les contributions de la France, de l’Europe, de la Russie et de la Chine ne couvrent que 80 % du coût du projet, les 20 % restant devant résulter de diverses « économies » réalisables (?). A cette somme il faut rajouter la participation au fonctionnement du projet sur vingt ans.
Ces grandes manœuvres internationales laissent penser au grand public que, techniquement, le projet est bien défini, et qu’au fond, les querelles à propos de l’implantation d’ITER sont du même ordre que celles concernant le marché de l’aéronautique, des lanceurs de fusée, du TGV ou des centrales nucléaires. Il n’en est pourtant rien.
De quoi s’agit-il ?
Sur le site du projet ITER (www.iter.gouv.fr), on lit la présentation suivante: « La fusion contrôlée représente un défi scientifique et technologique majeur qui pourrait répondre au problème crucial de disposer, à plus ou moins long terme, de nouvelles ressources énergétiques. A côté de l’énergie de fission, l’énergie de fusion représente l’espoir d’avoir une source d’énergie propre et abondante au cours du XXIe siècle. A l’heure où la raréfaction des énergies fossiles est prévue d’ici 50 ans, il est d’importance vitale d’explorer le potentiel de toutes les autres sources d’énergie. Avec 300 litres d’eau de mer, on pourrait fournir 1 gramme de deutérium (en note: l’un des noyaux utilisés dans la réaction de fusion). C’est-à-dire que l’eau des océans permettrait, à elle seule, de subvenir aux besoins mondiaux de l’humanité pendant, environ, un milliard d’années ». Puis : « La fusion est la source d’énergie du soleil et des autres étoiles ».
La fusion, c’est le Soleil dans votre cuisine, c’est la purification, par l’association avec l’image bienfaitrice du Soleil, de l’énergie nucléaire: comment résister à cela ? L’image installée, il est difficile de s’en défaire, et d’évaluer correctement les difficultés du projet. C’est ce que nous avons essayé de faire, avec Sébastien Balibar et Yves Pomeau, dans un récent article au Monde (20 octobre 2004).
S’il est vrai que l’énergie solaire trouve sa source dans les processus de fusion nucléaire par lesquels quatre protons donnent finalement un noyau d’hélium en libérant de l’énergie, il faut se défaire de l’idée que la fusion sur Terre est semblable à celle du Soleil :
les réactions de fusion ne sont pas les mêmes,
l’énergie produite n’apparaît pas sous la même forme.
De là résulte une cascade de questions à résoudre avant qu’un réacteur fonctionnant en continu puisse être envisagé. De plus, l’idée selon laquelle on pourrait sérier ces questions comme relevant pour certaines de la physique fondamentale (celles relatives au comportement du plasma), pour les autres de la physique appliquée ou de la physique de l’ingénieur (sous-entendu: la technique suit toujours) est erronée: lorsqu’on réalise une machine pour la première fois, il s’agit toujours de physique fondamentale.
Voyons comment les choses s’enchaînent.
La fusion dans le Soleil
Au centre du Soleil, dont la température est de l’ordre de 10 millions de degrés, une cascade de réactions aboutissent à la nucléosynthèse de noyaux d’hélium. C’est la grande vitesse des particules, liée à leur agitation thermique, qui permet de surmonter la forte répulsion existant entre les particules électriquement chargées que sont les protons. La première de ces réactions consiste en la fusion de deux protons, donnant un noyau de deutérium (noyau constitué d’un proton et d’un neutron, c’est donc un isotope de l’hydrogène) :
p + p → d + e+ + ν
Mais ce processus implique la transformation d’un proton en un neutron, avec émission d’un positron e+ et d’un neutrino ν. C’est un processus gouverné par l’interaction dite faible, extrêmement peu efficace. C’est donc cette réaction qui règle principalement le taux de production de l’énergie, car c’est la plus lente (les autres réactions impliquent l’interaction forte seulement, sans changement de nature des particules : les protons restent des protons, les neutrons restent des neutrons). Il résulte de l’ensemble des réactions de fusion que le taux de production de l’énergie est extrêmement bas : au centre du Soleil, la production est de 800 W/m3. Par comparaison, le métabolisme du corps humain produit une puissance de 100 W au repos, et 500 W sous effort ! L’énergie E libérée dans le Soleil apparaît sous forme de rayonnement lumineux, et correspond à une diminution de la masse de l’étoile ∆m, selon la formule E = ∆mc2, d’environ 640 millions de tonnes à chaque seconde. Le Soleil est un réacteur peu efficace, mais sa masse est gigantesque ! Au rythme de production de l’énergie, il a fonctionné pendant 4,56 milliards d’années, et il fonctionnera encore pendant 5 milliards d’années environ. C’est l’interaction faible qui garantit cette longévité.
La fusion sur Terre
Sur Terre, il est indispensable de sauter la première étape de synthèse du deutérium. D’ailleurs, elle est tellement peu probable qu’elle est inobservable en laboratoire. Il faut donc partir du deutérium. Or, si l’on envisage les diverses réactions possibles conduisant à la synthèse de l’hélium, il apparaît que la réaction de fusion de deux noyaux de deutérium est 40 fois moins efficace que la réaction de fusion d’un deutérium et d’un tritium. Le tritium est un autre isotope de l’hydrogène dont le noyau contient un proton et deux neutrons. La réaction envisagée est donc la suivante, conduite à 150 millions de degrés:
d +t → 4He + n
Dans le Soleil, le gaz extrêmement chaud de protons et d’électrons, le plasma, est maintenu ensemble par l’attraction gravitationnelle. La masse de l’étoile est tellement grande que la gravitation permet de compenser la pression du plasma. Le Soleil est en quelque sorte un réacteur de fusion à confinement gravitationnel. Sur Terre, la masse n’est pas suffisante pour assurer le confinement du plasma. On utilise donc un confinement magnétique : un fort champ magnétique contraint les particules chargées à tourner à l’intérieur d’une enceinte qui a la géométrie d’un pneu (un tore), et les réactions de fusion ont lieu au sein du plasma en rotation. C’est la géométrie adoptée au JET (Joint european torus) en Angleterre, à Torre Supra à Cadarache, et au TFTR de Princeton. Le comportement d’un tel plasma est un problème difficile, car il est hautement turbulent, donc non-linéaire. Cela signifie que le comportement d’une grande machine ne peut être obtenu à partir du comportement d’une machine réduite, par simple extrapolation. C’est une des différences importantes avec les réacteurs à fission. Avec la fusion, il faut étudier les comportements en vraie grandeur. A ce point de l’analyse, deux problèmes apparaissent :
Si, comme le dit la présentation du projet ITER sur le site gouvernemental, le deutérium peut être trouvé en abondance dans la mer, il n’en est pas de même du tritium, qui n’existe pas à l’état naturel ! C’est un élément instable, ayant une durée de vie de 12 ans, et qu’il faut donc produire in situ.
L’énergie dégagée par la fusion se trouve sous forme d’énergie cinétique de l’hélium formé et du neutron produit. Sous forme de rayonnement, comme dans le Soleil, sa récupération ne poserait pas de problème difficile. Sur Terre, il faut extraire l’hélium produit, et gérer les neutrons, très énergétiques:14 MeV, soit dit fois plus que les neutrons émis dans une centrale à fission.
La régénération du tritium
Le tritium est actuellement un sous-produit de l’industrie d’armement. Il entre en effet dans la fabrication des bombes thermonucléaires. Les réserves actuelles, environ 26 kg, situées au Canada, peuvent suffire pendant la phase exploratoire, mais ne suffiront pas au fonctionnement d’un réacteur de fusion : un seul réacteur de un gigawatt devrait consommer 56 kg de tritium par an. Il faut donc concevoir de produire du tritium en grande quantité in situ. On envisage pour cela d’utiliser les neutrons de 14 MeV issus de la réaction de fusion. Ces neutrons viennent casser des noyaux de lithium que l’on fait circuler dans la paroi de l’enceinte de confinement. Mais comme tous les neutrons ne seront pas efficaces pour cela, il faut d’abord les multiplier en provoquant une réaction de fission sur du béryllium. On devine la complexité d’une telle paroi.
La tenue des matériaux
Mais ce n’est pas tout. Lorsque les neutrons viennent frapper les matériaux de la paroi (acier, soudures etc.), leur énergie est telle qu’ils sont susceptibles de déplacer les atomes de plusieurs fois la maille du réseau, d’y provoquer des défauts et même des réactions de fission. Ces réactions de fission sont hautement indésirables car elles produisent toujours des noyaux d’hélium. Aux températures de fonctionnement d’un réacteur (quelques centaines de degrés), cet hélium parasite migre dans le métal, se concentre sous forme de bulles de gaz qui font gonfler le matériau, lequel devient poreux et perd ses propriétés mécaniques. A l’heure actuelle, on ne connaît aucun matériau capable de résister à ces neutrons dans les conditions de fonctionnement d’un réacteur, c’est-à-dire en continu. Or les neutrons de fusion ont une énergie dix fois supérieure à celle des neutrons « rapides » d’un surgénérateur. Signalons au passage qu’il est inexact de prétendre que la fusion sera une source d’énergie « propre »: la quantité de matériaux radioactifs produits est du même ordre de grandeur que dans une centrale à fission. Le seul avantage, qui n’est pas négligeable, est que l’on ne produit pas d’éléments à longue durée de vie (plutonium : 24000 ans), mais seulement des éléments dont la durée de vie est de quelques centaines d’années (au prix, cependant, d’une activité de radioactivité plus grande).
L’écologie des grands projets
L’énergie de fusion présente des avantages incontestables. C’est la plus concentrée de toutes les formes d’énergie: une centrale de 1000 MW consommerait environ 50 kg de tritium par an par fusion; par fission, il faut 27 tonnes d’uranium; dans une centrale thermique, 170 tonnes de fuel ou 260 tonnes de charbon à l’heure ; dans une centrale hydraulique, 1200 tonnes d’eau tombant de 100 m de haut par seconde ; pour fournir la même énergie électrique annuelle, il faut 30 km2 de panneaux solaire ou 3000 éoliennes de 1 MW. D’autre part, elle ne présente pas de risque d’emballement, et il n’y a pas production d’éléments radioactifs à longue durée de vie.
Mais pour qu’une centrale à fusion fonctionne de façon industrielle, les questions rappelées ici doivent trouver des solutions. Ces questions ne sont bien sûr pas nouvelles, et elles sont évidemment bien connues des responsables des projets de fusion. Voilà bientôt 10 ans, dans un article publié par la revue La Recherche, Yves Pomeau, alors délégué français au « Comité consultatif pour le programme fusion » de l’Union européenne, attirait l’attention sur le fait que les études concernant la régénération du tritium et la tenue des matériaux, pourtant moins coûteuses que celles concernant les propriétés du plasma, étaient très insuffisantes. ITER, du reste, n’a pas pour fonction d’étudier ces questions. Il s’agit dans un premier temps d’étudier les propriétés d’un plasma dépourvu de tritium, puis de produire des réactions de fusion en régime pulsé (et pas en continu comme dans un réacteur commercial) avec du tritium provenant d’une source extérieure, et en fin de vie seulement (d’ici trente ans environ) d’aborder les questions relatives aux parois. Parallèlement à ITER, un projet de construction d’une machine produisant des neutrons de haute énergie pour l’étude des matériaux est prévu (projet IFMIF) en Allemagne. Dans une seconde étape, d’ici une trentaine d’années, la construction d’un véritable prototype de réacteur fonctionnant en continu, DEMO, est envisagée. Lorsqu’on demande aux responsables du projet ITER pourquoi les études concernant la régénération du tritium et la tenue des matériaux ne sont pas plus avancées, la réponse qui vient est qu’on ne peut convaincre les « décideurs » de financer ce genre d’études que si on leur montre que les problèmes relatifs au plasma sont maîtrisés. Les problèmes de matériaux sont considérés comme secondaires, comme de ces problèmes d’ingénieur qu’on finit toujours par résoudre. Mais il n’est pas sûr que ces réponses soient les bonnes. D’une part, il existe parfois des problèmes d’ingénieur qu’on a du mal à résoudre. Prenons l’exemple de la voiture électrique. Si elle ne connaît pas plus de succès, ce n’est pas à cause de difficultés concernant les moteurs. Ceux-ci sont bien au point. Le blocage provient des accumulateurs. On ne parvient pas à construire des accumulateurs rechargeables plus d’une centaine de fois : les électrodes se dégradent, et les performances se perdent. C’est une question d’électrochimie connue depuis plus de cent ans, et pourtant, malgré le marché potentiel, on ne trouve pas de solution. A l’évidence, si l’on envisage le fonctionnement d’un dispositif dans un contexte industriel, tout doit fonctionner : il ne sert à rien d’avoir un moteur extrêmement performant si le circuit électrique, les freins ou la suspension ne marchent pas. On reste avec un moteur performant, mais immobile.
Pour en revenir à la fusion, c’est l’écologie du projet qui semble mal engagée. Parmi les quatre types de questions à résoudre : production de réactions de fusion, extraction de l’énergie, régénération du tritium, tenue des matériaux, l’accent est mis jusqu’à présent principalement sur le premier, un peu sur le second, très peu sur les deux derniers. Pourtant, dans une perspective de fonctionnement industriel, toutes les questions sont également fondamentales, du moment qu’on n’en connaît pas la solution actuellement. Le fait qu’il en soit ainsi tient certainement à l’histoire du projet, dont la composante politique a été essentielle. En 1988, lorsque la décision de construire ITER a été prise, il s’agissait de symboliser la nouvelle détente Est-Ouest sanctionnée par le sommet Gorbatchev-Reagan de novembre 1985. Aujourd’hui encore, l’essentiel des débats porte sur des questions politiques concernant l’implantation de la machine. Il est temps de remettre la physique au centre de la discussion, et d’éviter que les effets d’annonce prennent le pas sur la réalité des questions qui se posent. C’est la condition pour tenter de faire mentir le dicton qui court sur le sujet : « Fusion is the energy of the future, and it will always be so ». Et cessons de faire croire, en l’état actuel des connaissances, que la fusion figurera, à l’échelle de ce siècle, parmi les sources d’énergie permettant de répondre aux besoins d’une population mondiale qui, dans le meilleur des cas, devrait se stabiliser autour de 10 à 11 milliards d’habitants d’ici 2100.
Il n’y aura pas de solution miracle. Il faudra marcher sur plusieurs jambes à la fois, et explorer, en précisant à chaque fois les échelles de temps mises en jeu, les différentes sources d’énergie possibles, y compris celles qui résultent de modifications de comportements sociaux, et déterminer les financements en fonction des urgences. La France s’apprête à investir au moins 130 millions d’euros par an pendant dix ans pour la construction d’ITER. C’est le prix d’un avion de combat. Mais c’est plus que la contribution de la France au CERN, c’est le double de l’ensemble des moyens financiers de tous les laboratoires de physique et de mathématiques associés au CNRS (57 millions d’euros en 2003), ou de ceux des laboratoires de biologie (65 millions d’euros). La notion d’urgence repose sur l’évaluation quantitative des échelles de temps en jeu. Il n’y a pas d’urgence pour un projet technique dont l’échelle de temps n’est pas précisée, ou trop lointaine. Souligner la difficulté de placer une échéance temporelle n’est évidemment pas une critique, cela signale simplement le fait que le domaine relève encore de la recherche fondamentale. Aurait-il été raisonnable, il y a cinquante ans, d’imaginer ce que serait la technologie aujourd’hui ? En attendant, il est nécessaire de faire évoluer les centrales nucléaires classiques, d’investir dans le développement du solaire thermique ou photovoltaïque, et, particulièrement, dans l’incitation massive aux économies d’énergie.
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Jacques Treiner est professeur à l’Université Pierre et Marie Curie, Chercheur au LPTMS, Paris 11, Orsay