Que disent les scénarios mondiaux et nationaux ?
01 / 2004
Le point de vue de l’environnement
On nous répète inlassablement qu’entre nucléaire et effet de serre il va falloir choisir ! Certes le nucléaire ne produit pas d’émissions significatives de CO2, mais est il à la hauteur du défi climatique à relever, au monde et dans notre pays ?
La relance du nucléaire au niveau mondial est souvent présentée comme l’alternative énergétique la plus réaliste à court et moyen terme (d’ici 2050), voire unique, au renforcement très rapide des émissions de CO2 mondiales responsables du changement climatique. Depuis la canicule, son développement est également présenté comme une solution d’adaptation adéquate pour lutter contre les conséquences du réchauffement (climatisation, chauffage, etc).
L’objectif de ce papier est de préciser les enjeux et les risques associés à une relance plus ou moins importante du nucléaire, au monde et en France, pour lutter contre le renforcement de l’effet de serre. Il existe de nombreux scénarios énergétiques mondiaux et français qui permettent de confronter des stratégies diversifiées de recours à l’énergie nucléaire dans les 50 ans qui viennent à l’objectif de lutte contre le renforcement de l’effet de serre.
On fera l’hypothèse, dans la suite de cette étude :
que l’énergie nucléaire, comme les énergies renouvelables, ne produit pas de gaz à effet de serre. Ce n’est évidemment qu’une approximation mais qui respecte les ordres de grandeur qui sont nécessaires à notre étude,
que les filières nucléaires actuelles resteront très majoritaires dans le bilan en 2050. En effet les initiatives récentes en faveur du lancement d’un EPR, réacteur « évolutionnaire » se fondent sur l’affirmation que des technologies révolutionnaires n’apparaîtront pas sur le marché avant une quarantaine d’années (1) : elles n’auront donc pas d’impact quantitatif significatif sur les bilans mondiaux avant 2050.
Les scénarios mondiaux
On dispose d’une part d’un scénario prévisionnel de l’AIE dont l’horizon n’est que de 2030 et qui se veut traduire la prolongation des politiques actuelles des différentes régions du monde et de nombreux scénarios prospectifs à l’horizon 2050 qui mettent en scène des images contrastées de politiques énergétiques : plus ou moins grands efforts de maîtrise de l’énergie, recours plus ou moins important au nucléaire, aux renouvelables et aux énergies fossiles. En particulier l’IIASA pour le compte du Conseil mondial de l’énergie et l’IPPC ont établi des images régionalisées de ce type à l’horizon 2050.
Pour cerner les conséquences en termes d’effet de serre de politiques très contrastées, nous avons choisi d’analyser les scénarios de l’IIASA. Comme notre propos est de jauger l’importance des politiques nucléaires décrites en termes d’effet de serre nous avons retenu 4 scénarios parmi les 6 présentés par l’IIASA. Deux à forte consommation d’énergie mondiale, et deux à plus faible consommation, mais avec des participations très contrastées de nucléaire aux bilans énergétiques : scénarios A2 (forte consommation, faible nucléaire) et A3 (forte consommation, fort nucléaire), C1 (consommation modérée, faible recours au nucléaire), et C2 (consommation modérée, fort recours au nucléaire). Le scénario AIE quant à lui se caractérise par une stagnation puis un déclin du nucléaire jusqu’en 2030 où il ne représente plus que 5 % de la production mondiale d’énergie contre 7 % en 2000. Les graphiques ci dessous illustrent les évolutions des approvisionnements primaires dans les 4 scénarios précédemment cités.
Le scénario à plus faibles émissions de C02 en 2050 est le scénario C2 qui cumule des économies d’énergie importantes par rapport aux scénarios A « fil de l’eau » (10 350 Mtep) un recours massif aux renouvelables (5 000 Mtep) et important au nucléaire (1 770 Mtep). Il conduit à des émissions de 5 000 Mt de carbone en 2050, encore trop élevées puisqu’on admet que la biosphère est capable d’une absorption annuelle de carbone de l’ordre de 3 à 3,5 Gtonnes. Il est suivi du scénario C1 qui, pour la même demande, laisse stagner le nucléaire au niveau de 2000 et émet 400 Mt de carbone de plus (8 %).
Les scénarios A les plus dispendieux conduisent tous deux à des émissions très au dessus des précédents, respectivement 15 200 et 9 200 Mtonnes de carbone en 2050. Le scénario A3, malgré un recours massif aux renouvelables (7 300 Mtep) et une très forte relance du nucléaire (2 800 Mtep en 2050 contre 675 en 2000) émet près du double de carbone que le scénario C1 à consommation modérée, pourtant caractérisé par une stagnation du nucléaire sur toute la période, autour de 600 Mtep.
La maîtrise de l’énergie apparaît donc bien comme la marge de manÅ“uvre prépondérante de lutte contre le changement climatique. Pour mieux apprécier l’importance accordée par ces scénarios au nucléaire dans la lutte contre le réchauffement du climat on peut calculer les émissions supplémentaires qu’aurait entraîné la substitution du nucléaire proposé par des énergies fossiles. Pour faire cet exercice on a remplacé le nucléaire par un mix de charbon et de gaz (2) au prorata des consommations de ces énergies déjà prises en compte dans chaque scénario. Dans le scénario A2 par exemple il faut substituer 4 200 TWh d’électricité nucléaire par de l’électricité produite au charbon (rendement de 35 %) et au gaz (rendement de 55 %) dans les proportions de 55 % et 45 % (3), soit 2 300 TWh d’électricité ex charbon et 2 100 ex gaz, 657 Mtep de charbon et 380 de gaz naturel, soit encore 980 Mt de carbone. Dans le scénario A2 le recours au nucléaire retenu permet donc d’éviter en 2050 l’émission supplémentaire de 980 Mt de carbone, soit 6,5 % des émissions de ce scénario. Le tableau suivant rassemble les valeurs d’économie d’émission de carbone réalisées en 2050 par le nucléaire dans les différents scénarios.
Nucléaire et émissions de CO2 des différents scénarios en 2050
Ce tableau montre qu’il faut atteindre des niveaux de relance nucléaire très importants dans les scénarios « au fil de l’eau » pour commencer à agir de façon tant soit peu significative sur les émissions de GES au niveau d’une quinzaine de %. Pour y parvenir, il ne suffit pas d’une relance dans les pays de l’OCDE. Dans le scénario A3 en 2050, on trouve la répartition régionale suivante des approvisionnements nucléaires :
Développement régional du nucléaire dans le scénario A3
Une très forte relance en Europe, deux fois plus modeste en Amérique du Nord et de très forts taux de pénétration en Chine et en Inde, une accession au nucléaire de l’Afrique à un niveau très conséquent, et par contre, une Amérique latine et un Moyen Orient laissés complètement en dehors de ce développement massif, voilà l’image que nous propose le scénario A3, le plus optimiste pour le nucléaire. Dans le scénario C2 à consommation modérée, le potentiel de réduction de GES est plus important (20 %) pour un nucléaire qui ne représente pourtant que 60 % de celui de A3.
Développement régional du nucléaire dans le scénario C2
Au delà de l’image instantanée que nous livrent ces scénarios en 2050 il est intéressant de juger des politiques en cause en analysant les quantités de carbone et de déchets nucléaires accumulés dans les différents scénarios entre 1990 et 2050. Les problèmes d’environnement rencontrés sont en effet des problèmes de cumul, cumul de CO2 dont la durée de vie dans l’atmosphère excède 100 ans et déchets nucléaires à très longue durée de vie.
C’est l’objet du tableau ci dessous :
* années d’émissions 2050
Les différentes stratégies nucléaires affichées conduisent donc à des économies de CO2 cumulées qui se situent entre 6 et 11,5 % sur la période, au prix d’une multiplication de la masse de déchets à haute activité et à très longue durée de vie (plutonium et actinide mineurs) d’un facteur 9 à 18 environ par rapport à 1990.
Ces économies de C02 cumulées restent très marginales par rapport à celles réalisées par l’adoption de stratégies de maîtrise de l’énergie qui se traduisent par des économies de CO2 5 à 10 fois supérieures comme le montre la deuxième colonne de ce tableau : il y a près d’un facteur deux entre les émissions de C2 et A2.
Voilà donc rapidement dressés les enjeux et l’ampleur des risques associés à une relance plus ou moins massive du nucléaire mondial pour lutter contre l’augmentation des émissions de GES. On peut compléter cette analyse par des considérations géopolitiques en examinant la localisation des implantations nucléaires qu’imposeraient les stratégies proposées. Par exemple dans le scénario A3 on constate une très large dispersion géographique en 2050 : alors que le nucléaire civil reste confiné à moins d’une trentaine de pays en 2000, il s’implante dans plus d’une centaine de pays dans A3 en 2050 avec les conséquences que cela peut comporter en termes de risques, d’accidents, de prolifération et de gestion des déchets.
Les scénarios français
On dispose aujourd’hui de trois scénarios pour la France en 2050 : les deux scénarios établis pour l’étude économique prospective de la filière nucléaire de JM Charpin, B Dessus et R Pellat (CDP) (5) et le scénario de l’association Négawatt (6). Ils décrivent des situations énergétiques très contrastées résumées dans le tableau suivant :
Les consommations primaires d’énergies fossiles hors électricité et les émissions de CO2 correspondantes font l’objet du tableau ci-dessous :
Il existe aussi une ébauche de scénario de Henri Prévot (7) dont l’horizon est plus proche (2030) : il se fixe de répondre au défi climatique en divisant par trois les émissions de CO2 à cette époque, sans plan très explicite de maîtrise de l’énergie mais avec une très forte pénétration de l’énergie électrique nucléaire dans les secteurs de l’habitat et des transports comme le montre le tableau ci-dessous :
Dans l’étude CDP, il existe des scénarios très diversifiés pour la production d’électricité, depuis le renouvellement complet du parc nucléaire pour continuer à fournir de l’ordre de 70 % des besoins électriques en 2050 jusqu’à son abandon à la fin de sa durée de vie au profit de centrales à gaz naturel. Le tableau ci-dessous donne les contributions du nucléaire et des fossiles au bilan électrique en 2050 des 6 principaux scénarios CDP et du scénario Négawatt, les émissions correspondantes et les quantités de déchets nucléaires produites. On y a ajouté celles du scénario Prévot en faisant l’hypothèse, en absence d’indication de l’auteur, d’une stabilisation de la consommation d’énergie en 2050 au niveau atteint en 2030.
Electricité dans les bilans environnementaux 2050 des scénarios CDP Négawatt et Prévot
* sur la base de 26 kg de plutonium + actinides mineurs par TWh
Les émissions totales de CO2 des différents scénarios sont donc les suivantes :
Part de la production d’électricité dans les émissions de CO2 en 2050 des différents scénarios
** par rapport au scénario équivalent avec sortie du nucléaire
Comme le montre la dernière colonne du tableau ci dessus, les stratégies de maintien de nucléaire à un niveau élevé permettent d’économiser de 26 à 27 % de CO2 en 2050 par rapport aux scénarios équivalents mais avec sortie du nucléaire, au prix d’une production de 6 à 15 tonnes de déchets annuels.
A remarquer cependant que le scénario B4 de consommation modérée d’électricité et sortie du nucléaire produit en 2050 moins de CO2 que le scénario haute consommation H3 avec 70 % de nucléaire (130 MtC contre 144).
Dans les deux scénarios Negawatt et Prévot, les émissions de CO2 sont égales et beaucoup plus faibles que dans les scénarios précédents. Cette réduction est essentiellement obtenue par contraction de la demande d’énergie dans le scénario Négawatt, par le recours aux biocarburants (20Mtep) et un quasi doublement du recours au nucléaire dans le scénario Prévot, avec la conséquence d’une production de 21 tonnes de déchets contre zéro dans le scénario Négawatt.
Nucléaire et effet de serre
Les conséquences cumulées des diverses stratégies proposées d’ici 2050 sont données dans le tableau ci dessous :
Dans les scénarios haute consommation, la stratégie la plus volontariste pour le nucléaire permet d’éviter l’émission cumulée de 1 275 Mtonnes de carbone, 16 % par rapport au scénario de sortie progressive du nucléaire à la fin de vie des réacteurs. Dans les scénarios bas, l’écart est de 875 Mtonnes, soit 15,6 %. Cette économie d’émission s’effectue au prix d’une augmentation de 62 % de la masse de déchets nucléaires dans les scénarios hauts et de 40 % dans les scénarios basse consommation.
Dans tous les cas et quelle que soit la stratégie nucléaire choisie, les scénarios à consommation d’énergie modérée présentent des cumuls d’émission et de déchets nucléaires plus faibles que ceux des scénarios haute consommation à l’exception notable du scénario Prévot dans lequel le stock de déchets dépasse nettement tous les autres.
Le scénario Négawatt permet à la fois de réduire très nettement le bilan carbone cumulé (d’un facteur 2,2 par rapport à H1) tout en limitant à une valeur non précisée (la durée de vie des centrales nucléaires retenue n’est pas connue) mais certainement < 300 tonnes le cumul de déchets. Le scénario Prévot, s’il est prolongé jusqu’en 2050, permet une réduction encore plus sensible du bilan carbone cumulé que le scénario Négawatt (8) par rapport au scénario B4 de sortie du nucléaire (un facteur 3) qui affiche la même consommation finale mais produit un stock trois fois plus important de déchets nucléaires en 2050. A noter cependant, comme le montre la colonne 2 du tableau ci dessus concernant les émissions cumulées de CO2 dues à l’électricité, que la contribution du nucléaire du scénario Prévot permet d’éviter l’émission de 1 145 Mt C par rapport au scénario B4 (à même consommation finale, mais avec sortie du nucléaire) soit 18 % des émissions de ce scénario (6 375 MtC).
Quelques éléments de conclusion
Nous n’avons envisagé ici les conséquences en termes d’émissions de C02 et de déchets que pour des scénarios bien ou assez bien explicités aussi bien pour la France que pour le monde sur la base des technologies actuelles. Il en existe bien entendu d’autres. Parmi eux certains comme ceux de l’IPCC conduisent à des résultats du même ordre que ceux que nous venons d’exposer.
D’autres sont beaucoup plus volontaristes vis à vis du nucléaire comme celui de P. Bauquis (9). Ils s’appuient généralement sur la diffusion très rapide de technologies nucléaires qui n’existent encore que sur le papier et dont aussi bien les industriels que l’administration française, pourtant favorables à une relance du nucléaire, considèrent qu’elles n’émergeront sur le marché que vers 2040. Leurs projections sont largement irréalistes et leurs conséquences largement inconnues puisque les caractéristiques de ces nouvelles filières nucléaires sont encore très imprécises (rendements, types et quantités de combustibles et de déchets). C’est ainsi par exemple que le scénario de P Bauquis, destiné à une substitution des carburants pétroliers supposerait, pour produire les carburants de substitution, la construction à partir d’aujourd’hui et jusqu’en 2050 de 3 à 4 centrales de 300 MW par semaine d’une nouvelle filière nucléaire non actuellement développée et pour le seul besoin des transports mondiaux.
Si nous en restons aux scénarios considérés comme réalistes par les tenants même d’une relance du nucléaire, les éléments suivants peuvent être apportés au débat :
1 - Aussi bien en France que pour le monde, les stratégies plus ou moins volontaristes de relance du nucléaire ont des conséquences sur les émissions cumulées de C02 sur la période 2000-2050 qui restent relativement modestes : 6 à 11 % pour le monde, 7 à 16 % pour la France. Même dans le scénario Prévot, le programme très ambitieux de relance du nucléaire ne permet d’éviter que 1 145 Mtonnes de carbone par rapport au scénario de sortie du nucléaire B4 soit 18 %. Cette donnée relativise de façon significative le discours habituel « nucléaire ou effet de serre » puisque restent à traiter 82 à 94 % du problème posé.
2 - Les conséquences de politiques de relance mondiale du nucléaire changent significativement la nature et l’ampleur des risques qui lui sont spécifiques : risques d’accidents, dissémination et risques de prolifération, cumul des déchets (une multiplication par 9 à 18 selon les scénarios). C’est certes moins le cas en France du fait de l’inertie du parc actuel ; néanmoins, par exemple, les stratégies de relance les plus volontaristes conduisent à une augmentation de 40 à 300 % des déchets nucléaires en 2050.
Dans ce contexte, l’intérêt pour la France et pour la communauté internationale d’une relance à court terme du nucléaire sur la base des technologies actuelles dans le but de lutter contre le renforcement des émissions paraît discutable. Cette stratégie, souvent présentée comme incontournable, mériterait d’être sérieusement confrontée à des stratégies alternatives d’économie d’énergie et de développement des énergies renouvelables qui ne présentent pas ou peu de risques environnementaux, comme en Allemagne ou au Royaume Uni.
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