12 / 1993
La Turquie, située stratégiquement sur la route des drogues reliant le Croissant d’or et le marché européen, est un pays, non seulement clef pour le trafic, mais aussi idéal pour le blanchiment des narco-devises. Selon le rapport 1992 du département d’Etat américain, qui considère la Turquie comme un pays blanchisseur, des millions de narco-dollars, fruit de la vente d’héroïne sur les marchés européens, reviennent par camions, bus ou simplement par transfert bancaire en Turquie pour y être recyclés. Non seulement cette activité n’est toujours pas considérée comme illégale, mais, plus grave, le pouvoir turc, pour nourrir sa politique de libéralisation économique, particulièrement dans les années 80 sous Turgut Ozal, a sciemment encouragé le blanchiment. Mahmut Ozturk, chef de la commission d’enquête parlementaire sur les exportations fictives, affirme qu’"approximativement 30% des devises rentrées en Turquie de 1984 à 1989 par le biais des "exportations fictives" provenait du trafic d’armes et de drogue".
Le principe de l’exportation fictive est le suivant : exporter des produits de faible valeur - ou même, tout simplement, ne rien exporter du tout - en affirmant, faux documents de douane et factures à l’appui, avoir effectué une exportation d’une valeur très supérieure. Par ce biais, il est possible de justifier le rapatriement de l’étranger de devises provenant d’activités illicites, notamment du trafic de cigarettes, d’armes et de drogues. L’originalité du cas turc est que cette méthode, largement éprouvée sous d’autres cieux, apportait un "bonus" appréciable : elle permettait, jusqu’en 1989, de bénéficier de l’aide à l’exportation. Celle-ci, consentie par l’Etat, via la Banque centrale, atteignait en moyenne 15% de la valeur de la marchandise déclarée. Si les premières exportations fictives remontent aux années 70, "elles deviennent dès 1980, dit M. Ozturk, une politique d’Etat". Un népotisme ruineux pour les caisses de l’Etat, doublé d’une politique de porte-ouverte à l’argent sale, entre autres celui du trafic de drogue, par la réduction ou même la suppression pure et simple de la plupart des contrôles bancaires. Si, comme l’a affirmé un haut responsable du ministère des Finances, "pour ne plus inciter aux exportations fictives, l’aide à l’exportation a été supprimée en 1989", si certains contrôles bancaires ont été mis en place, Ankara n’a pas pour autant renoncé a acueillir l’argent sale qui entre dans le pays pour y être blanchi.
Comment et pourquoi, d’ailleurs, lutter contre le blanchiment quand celui-ci n’est pas illégal ? En Turquie, les blanchisseurs même liés à des trafiquants de drogue, ne peuvent être condamnés pour activité de blanchiment proprement dite. Amorcée par la politique économique de T. Ozal, la pompe à narco-dollars fonctionne toujours sans entrave aujourd’hui. Il y a bien, explique-t-on au ministère des Finances, un contrôle des transactions supérieures à 50 000 dollars, amis cette restriction ne concerne pas l’activité commerciale. Il est donc facile, moyennant une société écran, de faire toutes les transactions imaginables avec l’étranger. Le secret bancaire reste de rigueur. De l’aveu du même responsable au ministère des Finances, il faudrait, pour éviter de faciliter la tâche aux blanchisseurs, supprimer notamment les certificats de dépôts qui sont autant de chèques en blanc donnés aux personnes qui déposent de l’argent propre ou sale. Au ministère des Affaires étrangères, on précise cependant qu’un projet de loi visant à criminaliser l’activité de blanchiment est à l’étude et que la convention des Nations unies de 1988 sera très prochainement ratifiée. Mais sans réel contrôle du système bancaire, on peut légitimement douter de l’efficacité des mesures envisagées. Ainsi, la Turquie donne l’impression de lutter d’une main contre le trafic et d’encourager indirectement, comme d’autres paradis fiscaux en Europe ou ailleurs, le blanchiment. Et le calcul qui consiste à vouloir attirer en Turquie le maximum de devises, propres ou sales, pour aider au développement du pays, semble en partie erroné puisqu’il est établi que l’argent blanchi regagne le plus souvent les places d’investissements beaucoup plus lucratives d’Europe ou d’Amérique du Nord.
drugs, economy, trading, bank, liberalism, flow of capitals, legislation
, Turkey
Enquête originale
Articles and files
GONZALEZ FOERSTER, Gil, OGD=OBSERVATOIRE GEOPOLITIQUE DES DROGUES, OGD in. LA DEPECHE INTERNATIONALE DES DROGUES, 1993/08/01 (France), N°22
OGD (Observatoire Géopolitique des Drogues) - France