12 / 1999
Il y a une confusion gravissime entre évaluation et capitalisation. Les gens sont pris dans un système institutionnel où on leur demande d’évaluer. Pour moi, évaluer n’existe pas. Ce qui existe, c’est la capitalisation d’expérience, c’est à dire ce que l’on a construit comme savoir à partir de l’action, y compris sur l’impact éventuel de son action.
Quand les gens parlent d’évaluer, c’est évaluer l’impact de ce qu’ils ont fait. Quand est-ce que l’on peut postuler, dans des processus réels, que l’impact de notre action est séparable de plein d’autres choses ? Uniquement dans des situations quasi expérimentales d’un petit objet délimité sur lequel on agit comme en laboratoire, ce qui est déjà éthiquement inacceptable, et pour lequel on dirait ’ Parce que j’ai fait ça, il s’est passé ça ’. Donc pour évaluer, il faut faire d’abord faire semblant d’ignorer que pendant ce temps là le monde a continué à évoluer, et d’autre part ne se donner que des petites ambitions.
S’il s’agit de reconnaître que notre action dans le réel demande une interrogation sur la pertinence de l’action, de toute façon on évalue son action. Nous avons organisé le séminaire ’ Rwanda-Reconstruire ’ en 1994. Je peux expliquer pourquoi cette action était pertinente. Je reste convaincu que ce que nous avons fait était sensationnel et que c’était vraiment ça qu’il fallait faire à ce moment là. C’est ça que j’appelle l’évaluation. Maintenant, se demander si ce séminaire a suffi à faire basculer l’histoire du Rwanda d’un côté ou de l’autre, évidemment pas, et à aucun moment nous ne l’avons imaginé.
Dans les stratégies d’action, ou bien vous êtes du côté de la petite ambition qui est de dire : ’ Je veux mesurer mon impact, et donc je vais délimiter un petit truc à mon échelle et puis je vais le pousser et dire que je l’ai poussé de là à là ’, ou bien on est dans le champ des processus socio-réels, et alors le problème de l’évaluation est d’apprendre à agir de la façon la plus pertinente possible, donc d’être capable de comprendre qu’il y a des moments où il y a des opportunités à saisir parce que l’histoire hésite. C’est cette construction de l’apprentissage collectif, de comment on agit de manière pertinente dans des processus sociaux, en fonction de notre éthique et de nos équipes, que j’appelle de l’évaluation. Mais ce n’est pas de l’évaluation de l’impact de notre financement.
L’évaluation ne peut pas être une logique d’artilleur : ’ je pointe, je tire, je vais voir le résultat, je corrige ’. C’est une logique de réflexion critique des acteurs sur ce qu’ils ont vécu pour transformer dans l’avenir leurs pratiques. Ce n’est pas une observation scientifique extérieure regardant les gens sous le nez. Le grand problème des élaborations théoriques c’est que l’ignorance de l’histoire absolutise la théorie.
Les outils ne sont pas, comme l’imagine l’Union Européenne, dans la formulation en détail des objectifs a priori et des indicateurs, mais dans la capacité par rapport à une situation à évaluer ce qui est pertinent. Ensuite, c’est du suivi, la capacité à enregistrer ce qui se passe en sachant qu’il y a un temps pour enregistrer et un temps pour analyser. Puis sachant que ce qui compte, c’est de savoir sur quoi cela a eu de l’impact qualitativement, en positif ou négatif, en lien ou non avec les objectifs que l’on avait en tête au départ. Le problème n’est pas de savoir si cela a eu un impact conforme à ce que l’on avait au départ. Des impacts imprévus peuvent être infiniment plus importants à saisir que des impacts prévus.
La logique d’artilleur n’a rien à voir avec une approche de processus, alors que j’ai cherché à développer l’accompagnement de processus apprenants.
Comment fait-on pour qu’un processus soit un processus auto-apprenant, pouvant se nourrir des autres et de leur capitalisation ? Certainement pas en terme d’évaluation de projet telle qu’elle est conçue, c’est-à-dire : je me donne des objectifs au départ et des outils mesurables, et je prétends dans deux ans mesurer ces objectifs et dire que l’impact de mon action est tel. Tout cela est faux au plan épistémologique et méthodologique. C’est malheureusement ce que font tous les bailleurs qui fonctionnent sur une logique de projet. La conséquence en est que l’argent va à de petits objectifs alors qu’il n’y en a pas pour les grandes ambitions. Il faut sortir de cela et apprendre à évaluer la pertinence et pas l’impact. Ce sont des outils mentaux différents.
Les mécanismes d’évaluation de projet ne sont pas neutres dans ces critiques. Il y a des projets loin des politiques de développement, parce que des gens les ont financés. Et vouloir ne financer que des projets rejoint cette idée de pouvoir dire : ’ c’est moi ! ’. Il y a le nom de l’
learning process, reflection and action relations
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P. Calame est le directeur de la FPH.
Interview
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