Bien des fois il m’est arrivé, dans les pays andins et en France, de restituer un témoignage à son auteur et d’écouter ensuite le commentaire suivant, sur un ton catastrophé : « Ce n’est pas possible que je parle aussi mal ! »
Bien des fois il m’est arrivé de vouloir commencer un recueil de témoignages en vue d’une capitalisation d’expérience puis de ne pas avoir le temps de transcrire ou de finir la transcription. Si je n’en parle pas, on ne me demande rien; le silence cache des frustrations ou des angoisses : « C’était si mauvais qu’il ne l’a pas fait ! » « Il a des gens plus importants auxquels il donne la priorité ! » Etc.
Dès l’instant où l’on prend l’initiative d’enregistrer un témoignage ou que l’on assume la responsabilité d’en appuyer un, on déclenche d’innombrables attentes et on affronte de multiples tabous. Le saut du témoignage à sa transcription est un des plus difficiles et des plus importants pour la capitalisation de l’expérience. Il est exigeant en temps et en concentration. Il est extrêmement délicat car il prépare le moment où les auteurs vont se retrouver face à une image d’eux-mêmes qu’ils n’imaginaient peut-être pas.
C’est surtout le premier témoignage qui est hasardeux. Riche en potentiels car il peut débloquer des envies ou des traumatismes, assurer des confiances, lancer l’accouchement des connaissances, il est également bourré de dangers car il peut avoir l’effet exactement inverse: bloquer, traumatiser, détruire la confiance, faire avorter des connaissances. Et les bonnes intentions ne suffisent pas.
Quand j’ai commencé ce genre d’activités, ma première obsession, née des susceptibilités que j’avais si souvent rencontrées sur le terrain, était d’établir des règles du jeu très claires pour éviter tout risque d’expropriation des apports locaux au profit des intermédiaires intellectuels. C’est ainsi que je me bornais à une transcription littérale respectueuse de tous les dits et de toutes les manières de dire.
J’ai vite découvert que, si l’intention était bonne, il fallait faire beaucoup plus sous peine de créer un nouveau blocage. Car si l’on aime parler dans un style familier on voudrait souvent retrouver dans la transcription que l’on a « parlé comme un livre » !
C’est ainsi que j’ai dû apprendre, pour ménager toutes sortes d’interprétation, à préparer jusqu’à trois versions d’un premier témoignage: une première littérale et respectueuse de l’authenticité orale; une deuxième corrigée de ses redites, de ses béquilles verbales, de certaines tournures peu écrites, de constructions de phrases qui ne passent pas sans le ton ni le geste, et respectueuse de la capacité d’expression de l’auteur; une troisième plus élaborée, sous-titrée, imprimée au format livre, et respectueuse de ce que mérite l’auteur.
Une heure d’enregistrement exige ainsi généralement au moins dix heures de travail pour sa mise en forme à l’écrit !
Ce n’est pas toujours nécessaire mais c’est souvent très important pour lancer l’auteur de témoignage à devenir auteur de capitalisation. La première version établit les rapports de confiance : il n’y aura pas de manipulations. La deuxième offre les conditions pour améliorer le travail : il devient plus facile de reprendre, corriger, augmenter… La troisième devient une garantie qui stimule en montrant les potentiels : ce qui fut dit est attrayant et peut être partagé si on le désire.
Une fois le climat de confiance vraiment installé on peut alors éviter certaines versions intermédiaires.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Du témoignage à sa transcription : il faut affronter le retour de pudeurs et de peurs perdues pendant le dialogue verbal. Ainsi il y a des choses qui se disent mais ne s’écrivent pas ! Soit des expressions, soit des références à des personnes concrètes, soit… Parfois cela bloque, parfois commence au contraire tout un processus de négociation et d’harmonisation.
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, France, Latin America, Andean countries
Du témoignage à sa transcription: nous affrontons là toute une échelle culturelle de valeurs où l’écrit écrase l’oral de son prestige et ses rigueurs. La transcription et ses premières versions deviennent ainsi un art que l’on apprend dans la mesure où l’on y a du plaisir et donc de la patience : jusqu’où entreprendre des nettoyages ou des reconstructions sans déposséder l’auteur ? jusqu’à quel point se limiter pour qu’apparaissent les potentiels sans mâcher le travail à l’auteur mais également sans l’atteindre dans sa confiance en soi ?
C’est toujours délicat. Mais, de toutes façons, il n’y a jamais de pire témoignage que celui que ne l’on ne transcrit pas et que l’on ne restitue pas car les explications sur le temps, les moyens, les disponibilités sont parfois acceptées mais il reste toujours un relent de doute : et si c’était parce qu’il pense que cela ne vaut rien ?
C’est grâce à une longue pratique que je me suis familiarisé avec le témoignage pour la capitalisation. J’y ai appris par le procédé essai-erreur. Il y a peu d’erreurs que je regrette car elles m’ont enseigné. Les cas souvent irrécupérables sont plutôt ceux où je n’ai pas commis d’erreurs, simplement je n’ai pas fait pour avoir trop entrepris !
Fiche traduite en espagnol : « Capitalización: El salto del testimonio a su transcripción »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento