Des filtres qui déforment la communication interpersonnelle
Le réel nous est toujours donné dans une représentation, une forme non produite entièrement par la réalité. Tout se passe comme si l’individu chaussait des lunettes filtrantes et ne percevait la réalité qu’à travers les images informées par ces filtres. Ces filtres peuvent être d’ordre physique (les daltoniens ne perçoivent pas la même réalité que les myopes par exemple), culturel, familial, social, etc. La démarche d’apprentissage de la personne s’appuie sur la construction d’archétypes qui vont constituer pour elle une référence à partir de laquelle elle pourra avancer. Les filtres s’avèrent donc indispensables et délimitent un cadre de référence qui va structurer son rapport à la réalité et influencer son comportement en situation de communication.
La communication n’a pas seulement pour vocation de transmettre de l’information mais se présente comme un mécanisme complexe qui met en jeu les relations interpersonnelles, l’affect, la représentation du monde, etc., et mobilise le conscient et l’inconscient de l’individu. Celui-ci sera simultanément émetteur et récepteur. Le sens de sa communication pourra être interprété de façon erronée au sein de sa propre culture et cette erreur a toutes les chances d’être amplifiée si l’individu est placé hors de sa culture car alors, en plus de ses propres codes, il lui faudra maîtriser ceux de la culture de son interlocuteur et trouver la fréquence de communication adéquate.
Chaque individu se pose en instrumentiste prêt à jouer une partition, la communication. La communication entre personnes de cultures différentes va générer des "dissonances" dans l’exécution de la partition. Soit les personnes peuvent réaliser leur existence mais puisent dans leur bagage culturel pour y réagir et augmentent encore la dissonance ; soit elles peuvent ne pas réaliser leurs existences et faire perdurer la situation avec de fortes probabilités de dégradation ; soit encore elles peuvent prendre conscience de l’insuffisance de leur bagage et tenter de découvrir les filtres de l’Autre, cette tentative n’étant pas forcément couronnée de succès. Immanquablement, ces dissonances génèrent la formation de stéréotypes, lesquels, en retour, agissent en parasites de la communication.
Une formation pour apprendre à dépasser les malentendus
Pour illustrer notre propos, nous relatons une expérience menée au Vietnam. Le point de départ de notre réflexion est constitué de remarques énoncées par des hommes d’affaires français à propos de leurs collaborateurs vietnamiens : "Les Vietnamiens sont hypocrites... ne disent pas franchement les choses et nous laissent nous planter sans nous mettre en garde lorsque nous faisons des erreurs".
L’équipe en charge des formations en gestion des ressources humaines du Centre franco-vietnamien de formation à la gestion, CFVG, a tenté de démonter les stéréotypes sous-jacents à ces prises de position en partant du principe qu’une vision différente de la communication interpersonnelle pouvait mener à des malentendus.
Une mise en situation a, alors, été conçue, mettant en scène un conflit latent entre un chef et ses subordonnés au sein d’un département. Ce chef avait commis des erreurs se répercutant sur les ventes du département et en retour sur le salaire de ses ingénieurs de vente, provoquant ainsi leur mécontentement.
Au cours de sessions de formation dispensées à des cadres vietnamiens, nous leur avons demandé comment ils s’y prendraient pour résoudre ce problème avec leur chef. Les réponses apportées par ces cadres vietnamiens ont été les suivantes :
Réaction des Vietnamiens face à un responsable vietnamien
Si nous sommes les ingénieurs de vente, nous ne pouvons pas exprimer directement à notre chef qu’il a commis une erreur car nous risquons de le vexer et de lui faire perdre la face. Nous allons donc utiliser une voie indirecte, à savoir l’emmener au restaurant et lui parler de la diminution de notre salaire ou de la difficulté des ventes mais sans pointer son erreur. Il comprendra alors qu’il a commis une erreur et fera son autocritique.
Nous pouvons aussi utiliser une tierce personne qui lui rapportera notre problème ; il fera alors son autocritique vis-à-vis de cette tierce personne qui nous rapportera ensuite ses propos, constituant ainsi une forme d’accusé de réception de notre démarche.
Nous ne pourrons pas lui en parler directement dans son bureau pour ne pas le vexer ni lui faire perdre la face.
Réaction des Vietnamiens face à un responsable français
Si nous projetons maintenant nos ingénieurs de vente vietnamiens dans un contexte français, c’est-à-dire avec un chef français alors l’interaction tendra à être la suivante : le chef français s’attendra à ce que ses subordonnés lui exposent directement le problème surtout si ceux-ci l’aiment bien. La franchise, la confrontation et le débat sont en effet valorisés dans notre culture.
Si les ingénieurs de vente vietnamiens invitent leur chef français au restaurant, il ne comprendra pas que leur objectif est de résoudre un différend. Habitué à une communication directe, il ne percevra pas les signaux émis par ses subordonnés. Il ne comprendra même pas qu’il y a un problème. Les Vietnamiens penseront avoir transmis l’information à leur chef et n’imagineront pas forcément que celui-ci n’a pas perçu leurs signaux. Le chef français ne fera probablement rien et la situation a toutes les chances de se dégrader dans le département.
Si les ingénieurs de vente vietnamiens utilisent une tierce personne pour signaler le problème à leur chef français, l’effet en sera encore plus dévastateur. En effet, dans la culture française, toute information parvenant de façon détournée s’apparente à de la rumeur et de façon générale, présente une connotation malveillante. Apprendre par quelqu’un d’autre que nos subordonnés se plaignent de ce que nos erreurs portent atteinte à leur portefeuille est ressenti comme malveillant à notre égard et dénote leur hypocrisie. L’utilisation d’une tierce personne pour sortir du conflit latent sera donc ressentie de façon négative.
Le chef français, dans une telle situation, réagira en jugeant ses collaborateurs d’après sa grille de lecture culturelle : "ces Vietnamiens sont hypocrites et ne nous disent jamais les choses en face" ou "les Vietnamiens ne nous disent jamais quand nous nous plantons".
On voit là que des habitudes culturelles différentes en matière de communication dégradent une situation et créent des stéréotypes quand bien même les deux parties sont de bonne foi. Les dissonances sont amplifiées lorsque chaque partie a exclusivement recours à son bagage culturel pour réagir à une situation de communication et lorsqu’elles n’identifient pas l’origine culturelle de la dissonance. En revanche, cette expérience ouvre des voies d’une grande richesse. Car, si chaque partie apprend à pianoter sur le registre culturel de l’autre, alors l’éventail des comportements possibles s’en trouve démultiplié.
cultural conflict, cultural model, company, cultural behaviour, cross cultural dialogue
, Vietnam, France
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