Le point de vue d’un chercheur indien
09 / 2000
S’il est une leçon que notre gouvernement doit tirer des événements de Seattle, c’est bien celle-ci : il faut qu’il apprenne à travailler avec la société civile. Nos politiciens et nos commentateurs vont sans doute continuer à focaliser sur l’accès au marché, le contrôle des marchés et autres aspects économiques. Mais c’est finalement la qualité de notre démocratie qui déterminera la qualité de notre développement économique.
Du bon usage politique des Ong
Nos journaux ont écrit que la délégation indienne officielle à Seattle pensait que le gouvernement américain avait encouragé en sous-main les manifestations ostensiblement organisées par des meutes d’anticapitalistes, d’écologistes et de syndicalistes. Autrement dit, nos leaders admettaient que le gouvernement américain puisse se servir habilement de la société civile pour faire avancer ses priorités économiques. De retour au pays, ils n’ont hélas rien appris.
Pendant que se déroulait l’assemblée de Seattle, notre Premier ministre, Atal Behari Vajpayee, déclarait devant le Parlement que la délégation indienne s’opposerait notamment à une proposition visant à faire participer les Ong aux délibérations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), cela au nom de la défense de nos intérêts nationaux. Si le gouvernement joue double jeu c’est que nos politiciens n’ont pas encore appris à tenir compte de la société civile. Cela ne les empêche pas de faire des grandes phrases sur l’Inde qui serait la plus grande démocratie du monde. C’est peut-être vrai dans la forme, cela l’est rarement dans la réalité.
Le communisme et l’anti-capitalisme ne sont sans doute pas en ce moment à l’ordre du jour des débats internationaux. L’environnement, si ! Et les questions de travail et d’emploi, on ne peut pas les écarter d’un revers de main. Si à l’OMC les normes relatives aux conditions de travail et à l’environnement étaient liées, il est certain que ce serait un handicap pour les pays en développement, et doublement.
Conformément aux règles de l’OMC, les pays en développement devraient s’ouvrir aux investissements étrangers, aux produits et aux services venus de l’extérieur tandis que les normes relatives aux conditions de travail et à l’environnement empêcheraient les produits de ces pays pauvres d’entrer sur les marchés occidentaux. Dans les pays du Nord, les entreprises et les emplois seraient ainsi protégés. Il n’est donc pas surprenant que les syndicats et les travailleurs des pays occidentaux s’inquiètent des répercussions possibles des règles de l’OMC sur le marché du travail et qu’ils cherchent à protéger les emplois.
Protectionnisme écologique et protectionnisme économique
Quant aux écologistes, leurs préoccupations sont doubles. Certains d’entre eux, écologistes et militants sociaux craignent que les règles commerciales de l’OMC n’entraînent une dégradation des normes environnementales et sanitaires pour lesquelles ils se sont battus pendant des années. Aux Etats-Unis il y a Ralph Nader et les siens. En Europe, il y a ces millions de gens qui refusent l’alimentation aux hormones et les produits génétiquement modifiés.
Dans le second groupe d’écologistes occidentaux on trouve des éco-impérialistes, qui se préoccupent notamment de tortues, de dauphins et de bois tropical. Ils sont contre l’OMC parce que, à cause des règles de cet organisme, les Etats-Unis et les pays européens ne peuvent interdire unilatéralement l’importation de produits dont l’exploitation peut porter préjudice à une espèce déjà menacée et à l’environnement. C’est ainsi que les autorités américaines ont été déboutées dans l’affaire du « thon non respectueux des dauphins » (… la demande du Mexique) et dans l’affaire des « crevettes non respectueuses des tortues » (à la demande de l’Inde, du Pakistan notamment). Et il y a d’autres écologistes qui voudraient interdire l’importation de bois tropical.
C’est pour faire plaisir à ces groupes de pression particulièrement actifs et puissants que les gouvernements occidentaux cherchent à lier normes environnementales et règles commerciales, lesquelles permettent également dans la pratique de protéger les intérêts économiques nationaux. Les professionnels de la pêche et les producteurs de bois des pays du Nord n’ont peut-être pas soutenu ouvertement tout le remue-ménage qui s’est fait autour des dauphins, des crevettes et du bois tropical. Leur soutien tacite était en tout cas acquis.
Ajouter des normes environnementales aux règles commerciales est, à tout point de vue, une stratégie payante pour les pays industrialisés. C’est pourquoi leurs responsables politiques vont sans doute pousser la société civile à s’exprimer avec une vigueur accrue sur ces questions. C’est pourquoi Bill Clinton était prêt à faire participer dans une certaine mesure des Ong aux débats jusqu’ici très secrets de l’OMC. Les choses sont déjà allées dans ce sens. Dans l’affaire des « crevettes non respectueuses des tortues », le Fonds mondial pour la nature (WWF) voulait verser son mémorandum au dossier de la procédure. L’organe de règlement des différends de l’OMC lui a opposé un refus, disant qu’il ne prendrait en considération que des requêtes gouvernementales. Les autorités américaines ont alors tout simplement attaché le mémorandum de WWF au mémorandum officiel.
Pourquoi le gouvernement indien a-t-il peur de la société civile ?
Croit-il qu’il est, en tant que gouvernement, le seul et unique représentant du pays, le seul à savoir ce qu’il faudrait faire ? Croit-il que la société civile, les syndicats notamment, n’ont aucune raison de chercher à participer au bon gouvernement de ce pays et à l’élaboration des politiques qui préparent son avenir ? Voilà deux attitudes qui semblent bien inconstitutionnelles. Alors pourquoi une telle façon de faire de la part de nos hommes politiques ?
Est-ce que les représentants de la société civile indienne font la guerre aux représentants officiels de l’Inde dans les assemblées internationales ? Ce n’est généralement pas le cas pour ce qui est des écologistes et des syndicalistes. Notre environnement est dans un état déplorable, et c’est la même chose pour le monde du travail. Nos politiciens sont largement responsables de cette situation. Pour autant, les écologistes indiens n’ont jamais demandé qu’on amalgame normes environnementales et règles commerciales.
A vrai dire, le Centre for Science and Environnement (CSE) s’est constamment opposé à ces écologistes des pays du Nord qui réclamaient l’application de sanctions commerciales pour forcer certains pays du Sud à mieux respecter l’environnement. Les mesures de ce type ont en effet des répercussions profondément inégalitaires. C’est un outil que seuls les pays riches peuvent manier, contre des pays pauvres. Imaginons un instant que le Bangladesh décide d’appliquer des sanctions commerciales contre le plus gros producteur de ces gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique qui provoquera peut-être au cours de ce nouveau siècle l’immersion d’un tiers du Bangladesh. Tout le monde se mettrait à rire. Et les syndicats indiens n’ont jamais pensé se servir des règles de l’OMC pour essayer d’améliorer le sort du monde du travail.
Si la plupart des politiciens indiens n’aiment pas travailler avec les représentants de la société civile c’est parce qu’ils craignent que cette société civile qui leur apporte son soutien dans les négociations internationales afin de protéger les intérêts nationaux ne se retourne contre eux et ne leur réclame des comptes pour la façon calamiteuse dont ils s’occupent chez eux des problèmes d’environnement, de biodiversité et du travail des enfants, par exemple. Voilà pourquoi nos politiciens ont peur de collaborer avec leur propre peuple.
Ne soyons pas surpris si le gouvernement démocratique de l’Inde, par la voix de son ministre des affaires étrangères, s’oppose systématiquement à la participation des Ong aux discussions onusiennes concernant l’environnement. Disons, pour notre part, qu’en tenant ainsi à l’écart la société civile, ces grands politiciens sont en train de couper l’herbe sous leurs propres pieds et de jouer avec l’avenir du pays. Quoi qu’il en soit, le siècle prochain sera celui de l’Internet et du dialogue planétaire où cette société civile sera de plus en plus présente. On sait bien que le Net a été un instrument essentiel pour mobiliser les militants contre les prétentions de l’OMC à Seattle.
NGO, international negotiation, protectionism, State and civil society
, India,
Entre écologistes des pays industrialisés et des pays en développement, il semble qu’il se produise assez fréquemment des erreurs de perspective. Défense de l’environnement ne rime pas nécessairement avec solidarité (économique) Nord-Sud. Le quiproquo est notamment évident sur la question de l’application de normes environnementales et du travail aux échanges commerciaux.
Les pays du Nord ne devraient-ils importer que des produits fabriqués dans des conditions sociales minimales, alors que l’un des seuls avantages comparatifs des pays du Sud est le faible coût de leur main-d’oeuvre. Pour protéger une espèce de tortues de mer sur les côtes de l’Inde, faut-il que les Etats-Unis, peut-être pour des considérations de politique intérieure, décrètent unilatéralement un embargo sur la crevette indienne, ce qui détériore mécaniquement les conditions sociales déjà minimales des pêcheurs locaux ? Ceci dit, aux yeux des écologistes du Centre for Science and Environment de New Delhi, la cause première du délabrement fréquent de l’environnement dans cet immense pays ce ne sont évidemment pas « les gens du Nord » mais l’incurie des pouvoirs publics et de la bureaucratie de tradition coloniale de l’Union indienne.
Le texte original est paru en anglais dans le bimensuel Down To Earth, publié par le Centre for Science and Environment, Tughlakabad Institutional area 41, New Delhi-110062, India - cse@cseindia.org - www.cseindia.org
G. Le Bihan traduit les articles de Down to earth pour la revue Notre terre, vers un développement durable. Il a repris cet article sous forme de fiche DPH.
Articles and files
AGARWAL, Anil, Gouvernements, Ong et commerce international in. Notre Terre, vers un développement durable, 2000/04 (France), 2
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