L’exemple du marché du software indien
12 / 1999
L’Inde est le troisième plus grand réservoir mondial d’ingénieurs, après les Etats-Unis et le Japon ; elle le doit à l’excellent système éducatif hérité des Anglais (quinze écoles polytechniques, cent universités). Elle compte notamment cent mille ingénieurs informaticiens et s’est spécialisée dans l’exportation de services informatiques, principalement aux Etats-Unis et en Europe, les ventes progressant de 30 à 40 pour cent par an.
En 1985, Pierre Lepage a fondé la société Teknosoft pour développer des partenariats entre la société indienne Tata Consultancy Services et la Suisse, qui souffre d’une pénurie d’informaticiens ; ce pays ne compte en effet que 65.000 informaticiens actifs (à comparer aux 120 000 informaticiens employés par les sociétés de service en ingénierie informatique françaises), dont beaucoup ont été formés sur le tas : seulement 5 pour cent d’entre eux ont des diplômes universitaires.
La Suisse étant réticente à accorder de trop nombreux permis de travail, TKS a choisi un développement en offshore (extra-territorial), qui lui permet également d’offrir ses services aux filiales suisses implantées partout dans le monde ; l’entreprise a également décidé de privilégier la qualité plutôt que la compétitivité sur les prix, et se fait donc payer aux prix du marché suisse - ce qui lui assure, de plus une image "saine" dans la compétition.
La conduite de projet repose sur un ingénieur commercial, responsable du compte en Suisse, et deux chefs de projets indiens, l’un basé en Suisse, l’autre en Inde, qui gèrent ensemble le déroulement technique du projet. Le directeur de projet basé en Inde s’appuie sur un centre technique de compétences qui gère l’ensemble des ressources en matériel, en logiciels et en hommes (y compris des spécialistes de la banque ou encore des ingénieurs chimistes), et lui fournit celles dont il a besoin. La taille des projets offshore va de 3 à 400 ingénieurs mobilisés à temps plein toute l’année. Pour emporter les marchés, Teknosoft fait valoir la longue expérience de la société TCS, mais aussi cette "puissance de feu" considérable, et inimaginable notamment en Suisse.
La répartition des tâches entre le client et l’entreprise Teknosoft varie tout au long du projet : étude de faisabilité, définition des besoins, analyse, conception/design, construction, recette, mise en place, maintenance. La communication se fait soit grâce aux visites fréquentes des ingénieurs indiens en Suisse, soit par vidéoconférence ou par liaison directe, par satellite. L’essentiel du débat qui a suivi cet exposé a porté sur la menace potentielle que représente pour l’économie des pays les plus industrialisés la concurrence des pays à bas salaires et à compétences technologiques comme l’Inde.
Pierre Lepage a insisté sur le fait que les prestations des ingénieurs indiens sont payées par le client au prix du marché suisse, bien qu’il ne leur soit reversé que des salaires d’environ 1 000 F par mois (qui leur permettent de vivre très confortablement en Inde); la différence est compensée par des notes de frais, lorsqu’ils se déplacent en Suisse, pour qu’ils puissent y bénéficier du même standing que chez eux. En revanche, pour tous les ingénieurs qui travaillent en Inde, le différentiel permet en principe à l’entreprise d’accumuler du capital, qui pourrait à terme, selon l’un des participants, permettre à l’entreprise de devenir un investisseur de poids, grâce aux capacités de financement acquises, et éventuellement de perturber gravement les économies occidentales. Selon Pierre Page, son entreprise n’est pas en mesure d’accumuler de tels capitaux car elle doit engager des frais considérables pour assurer sa qualité et sa fiabilité ; de plus, l’âge moyen de ses informaticiens est de 27 ans : ils doivent, tout en travaillant, terminer leur cycle de formation, et sont donc moins productifs ; enfin la moitié d’entre eux, une fois formés, quittent le pays pour aller travailler aux Etats-Unis. La véritable limite à un essor éventuel du software indien tient d’ailleurs à l’impossibilité d’augmenter le nombre de 5 000 ingénieurs sortant par an du système éducatif, d’autant que seulement 10 à 15 universitaires peuvent être recrutés en Inde chaque année pour former des informaticiens.
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, India, Switzerland
Les séminaires de l’Ecole de Paris du Management ont l’avantage de permettre des débats très ouverts sur les questions les plus dérangeantes, par exemple, ici, celle qui consiste à se demander quels sont les risques que fait peser sur l’économie occidentale la sous-traitance des grands projets dans des pays à bas salaires, avec les transferts de technologie qu’elle entraîne. Ce débat, dont les arrière-pensées sont évidentes (quelqu’un a évoqué la façon dont les Anglais s’étaient prémunis au XIXe siècle contre le danger que faisait peser sur leur industrie textile l’essor de l’industrie indienne), n’a pas été tranché : certains ont évoqué l’ouvrage dans lequel Pierre-Noël Giraud explique que ce processus aboutira à la disparition de la classe moyenne dans les pays développés (voir la fiche "Libre-échange et inégalités"), et d’autres estimaient avec Daniel Cohen, auteur de "Richesse du monde, pauvreté des nations" (Flammarion, 1997), que "l’infinie intelligence des systèmes de prix" parviendra à réguler le marché mondial en douceur.
Lors d’une autre soirée de l’Ecole de Paris, l’économiste Marc de Scitivaux soulignait que "la mondialisation est le seul espoir pour les pays en voie de développement d’entrer enfin dans le jeu économique international" ; si, de plus, et par une sorte de revanche de l’histoire, les quelques infrastructures héritées de la période coloniale pouvaient les y aider, ce ne serait que justice...
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PAGE, Pierre, CLAES, Lucien, Le software indien dans les grands comptes suisses - séminaire 'Vie des affaires' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1998 (France), IV
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