Selon Antoine Lyon-Caen, professeur à l’Université Paris-X à Nanterre, c’est une vision naïve du droit qui considère que l’ensemble des prescriptions qui le constituent est de nature à transformer les conduites : les règles ne font rien d’elles-mêmes ; il faut qu’elles soient mobilisées.
La distance entre les règles et l’action s’explique à la fois par une mauvaise connaissance du droit, par l’interférence avec d’autres opérations de jugement (routines, régulations...), mais aussi et surtout, notamment dans le cadre de la vie des affaires, par les calculs des acteurs qui mobilisent ces règles. Une règle juridique concernant une taxe peut ainsi être utilisée comme un moyen de pression pour obtenir une contrepartie, par extension du champ de négociation vis-à-vis de l’administration ou des salariés, comme l’opportunité d’un changement d’image, ou encore comme un signal de prix, qu’il conviendra de répercuter vers le client. La prolifération des règles est impuissante à empêcher ce type de détournement, et accroît la lourdeur du système qui, selon certains, contribue elle-même à faire du droit l’otage des entreprises. C’est pourquoi un courant actuel, dit de "procéduralisation du droit", considère qu’il faut faire une analyse systémique avant de poser une règle de droit, et prévoir des compétences de régulation pour protéger la production des règles en tenant compte de ces sous-ensembles de rationalités différentes.
Mais selon Michel Bon, directeur de l’ANPE, il est vain de croire que, même mieux "protégé", le droit pourrait changer quoi que ce soit à l’entreprise : le seul partenaire qui pèse vraiment sur ses choix est le client, comme on l’a vu en matière de respect de l’environnement par exemple ; le droit se contente d’entériner ou d’accompagner les évolutions constatées.
Du reste, rien ne saurait empêcher une entreprise d’aller du point A au point B si elle l’a décidé : le droit l’obligera seulement à effectuer quelques "contorsions" avec l’aide de juristes chevronnés. A la limite, la prolifération des règles fait disparaître les "repères moraux" des responsables d’entreprise, en leur substituant les notions de "permis" ou de "pas permis", bien différentes.
Dans certains cas, comme celui de la corruption, le droit paraît même totalement impuissant, puisqu’il repose sur la trilogie "faute-preuve-sanction", et que la collusion entre corrupteur et corrompu empêche précisément la mise en évidence de la preuve. C’est pourquoi il est toujours étonné de constater dans les lettres qu’il reçoit chaque jour à quel point nos concitoyens comptent sur le droit pour lutter, par exemple, contre le chômage ; les actions locales spontanées lui paraissent incomparablement plus fécondes.
justice, law and social change, law, company
, France
M. Bon a été taxé par son interlocuteur de néolibéralisme lorsqu’il a demandé si l’économique et le social relevaient bien de la compétence du droit, comme le laisse supposer l’explosion de ce que A. Lyon-Caen qualifie de "droit interventionniste à fonction d’ingénierie sociale", apparu avec les premières lois contre le travail des enfants, au XIXe siècle. Allant dans le même sens, un intervenant a même parlé de "saturation du droit", en affirmant que l’essentiel était maintenant acquis, et qu’on "chipotait" sur des détails. Il a été contredit à la fois par A. Lyon-Caen, selon qui les conditions d’articulation du discours juridique avec les autres discours de "représentation de la réalité" doivent être précisés, dans le cadre de la "procéduralisation du droit" qu’il a évoquée, et par M. Bon, selon qui nous sommes passés d’une société qui a bâti le droit dit formel, à une société de droits réels, à dimension plus sociale et économique : quels devoirs doit-on mettre en face de ces droits-là, en face de la sécurité sociale et de l’indemnisation du chômage, par exemple ?
J’ai trouvé dans ces réflexions un lien avec l’un des chantiers de la FPH sur les questions juridiques : le droit, y compris le droit international, est fondé sur la Déclaration des Droits de l’Homme, et non sur les notions de devoir ou de responsabilité, notamment collective, ce qui pose en effet des problèmes quant à la contrepartie à obtenir en échange de la garantie de ces droits. C’est aussi, je pense, ce que voulait dire l’un des intervenants en déplorant que le droit soit conçu selon une logique de confrontation et non de coopération. Un autre a insisté sur le fait qu’en matière de réglementation environnementale, il y a de moins en moins de règles et de plus en plus de négociations, ce qui lui paraît la voie la plus intéressante à explorer. A. Lyon-Caen lui-même reconnaît que multiplier les sanctions et jouer de "la peur du gendarme" renvoie à une conception archaïque et grossière du droit ; faut-il envisager de renoncer à un droit qui se contente de dire ce qui est juste sans se soucier de l’ "efficace de la règle", pour un droit qui admettrait le principe de la contractualisation, de plus en plus répandu à tous les niveaux de l’entreprise ?
Colloquium, conference, seminar,… report ; Articles and files
LYON CAEN, Antoine, BON, Michel, GIRIN, Jacques, LEFEBVRE, Pascal, Le droit peut-il changer l'entreprise ? in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1995 (France), I
Ecole de Paris de Management - 94, Boulevard du Montparnasse 75014 Paris, FRANCE - Tél. 33 (0)1 42 79 40 80 - Fax 33 (0)1 43 21 56 84 - France - ecole.org/ - ecopar (@) paris.ensmp.fr