Comment réaliser un projet industriel deux fois plus vite que de raison
08 / 1999
Après 14 ans d’activités au sein du groupe Rhône-Poulenc, Jean-Paul Kovalevsky s’est vu confier la responsabilité d’un projet de doublement de la production d’acide adipique, l’un des deux composants d’un certain type de nylon, à l’usine de Chalempé, près de Mulhouse. Il s’agissait d’une joint-venture avec le concurrent direct du groupe, Du Pont de Nemours, qui voulait faire de ce site sa base industrielle européenne. Mais ce projet était soumis à un nombre impressionnant de contraintes : un délai maximum de 3 ans était imposé, le projet n’étant plus intéressant économiquement au-delà ; il fallait parvenir à choisir entre les meilleures techniques des deux firmes, section par section, alors que toutes deux continuaient par ailleurs à se livrer une féroce concurrence ; la joint-venture pouvant être interprétée comme une entente, le projet devait obtenir l’aval de la commission de Bruxelles ; la sécurité et la protection de l’environnement étaient prioritaires, et l’autorisation de la préfecture devait être obtenue ; la capacité de production était imposée ; la qualité du produit devait être régulière (les clients ne savent pas adapter les réglages de leurs machines à d’éventuelles irrégularités); l’usine de Rhône-Poulenc ne devait jamais s’arrêter, alors que le doublement de sa capacité exigeait de remettre en cause l’ensemble de son fonctionnement ; l’amélioration du rendement et la réduction des coûts étaient souhaitées. Le planning "normal" pour ce type d’opération aurait dû être le suivant : 4 mois pour mettre au point le cahier des charges ; 6 à 8 mois pour que les chercheurs se prononcent sur les conditions de faisabilité ; un an pour que l’ingénierie fasse ses propres études ; 30 mois pour les études de détail de réalisation des chantiers ; un an pour atteindre progressivement l’objectif de production. Au total, cela faisait à peu près le double du temps disponible...
Pour mener à bien son projet, J.-P. Kovalevsky a donc dû, sans attendre les diverses autorisations, lancer tous les chantiers en parallèle. Une petite équipe de 5 personnes a été constituée, chacune maîtrisant au moins deux des compétences requises : chimie, recherche, gestion commerciale, ingénierie, procédé, fabrication, exploitation, direction, etc. Comme certaines d’entre elles étaient éloignées géographiquement, un système efficace de transmission du courrier permettait à chacune de connaître les difficultés des autres. Elles ont travaillé pendant 3 mois à la constitution d’une équipe élargie de 20 personnes qui a été recrutée parmi les meilleurs ingénieurs et techniciens de l’entreprise, et qu’il a fallu remplacer progressivement pour qu’ils puissent se consacrer à plein temps au projet. Chaque membre de l’équipe se voyait attribuer la responsabilité de mener les études qui le concernaient, avec pour seule obligation de communiquer aux autres, le plus rapidement possible, les éléments de coûts et de faisabilité nécessaires au projet. Contrairement aux habitudes des ingénieurs, il paraissait ainsi préférable de diffuser sous 48 heures les comptes rendus même s’ils comportaient des erreurs, plutôt que d’attendre trois semaines, ce qui aurait garanti leur totale obsolescence ; on se contentait donc souvent de photocopier les notes prises pendant la réunion et de les distribuer immédiatement aux participants.
J.-P. Kovalevsky, pour sa part, réservait deux jours par semaine pour rencontrer systématiquement les principaux acteurs du projet, et tenait un journal dans lequel il consignait toutes ses impressions et toutes les réactions de ses partenaires, mais aussi, par exemple, les "bonnes questions posées trop tôt", pour ne pas oublier d’y revenir à la date où il serait judicieux de les poser à l’équipe projet. Paradoxalement, ce travail en parallèle permettait de consacrer plus de temps à des activités qui auraient dû être "bâclées" : la définition précise du cahier des charges s’est ainsi étalée sur un an au lieu de 4 mois.
La direction générale elle-même a dû s’adapter à ce processus très rapide : les éléments d’information lui étaient transmis avec une date obligatoire de prise de décision, sachant qu’en cas de défaillance, la décision serait prise par l’équipe elle-même, pour ne pas compromettre le projet : la hiérarchie sociale s’effaçait devant les impératifs du bon fonctionnement.
Dès les premières confirmations de faisabilité, les études d’ingénierie étaient lancées section par section, en commençant par celles qui inquiétaient le plus les fabricants : tous les doutes ont ainsi pu être levés six à huit mois avant la date fatidique.
Mais la commission de Bruxelles a alors rendu son verdict, qui était négatif ; le projet a dû être stoppé net, alors que les deux firmes avaient déjà investi 100 millions de francs chacune. Tout ce travail n’a cependant pas été inutile : de même que J.-P. Kovalevsky avait tiré parti des leçons des projets précédents du groupe, qu’ils aient abouti ou non, en exploitant leurs archives, il sait que certains de ses collaborateurs seront comme lui de futurs chefs de projet ; de plus, un bon nombre de procédés de l’usine ont été améliorés grâce aux études réalisées pour ce projet.
company, industry
, France, Chalempe
Il y a quelque chose d’irrésistiblement excitant dans ces récits de projets menés tambour battant. J’ai beaucoup aimé la formule de l’orateur, disant qu’il avait l’impression d’être dans un train qui allait de plus en plus vite, avec une machine de plus en plus complexe ; à chaque aiguillage qu’il n’avait pas repéré assez tôt, il risquait de perdre le contrôle et le train l’emmènerait n’importe où. Cela tient d’une course sportive, et le groupe qui travaille autour du chef de projet évoque les équipes de formule 1. Si, du haut en bas de l’entreprise, chacun bénéficiait de la même confiance pour qu’il donne le meilleur de lui-même - mais aussi des gratifications appropriées, ce serait un vrai plaisir de travailler !
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KOVALEVSKY, Jean Paul, CLAES, Lucien, Diane, le projet impossible, ou comment réaliser son projet deux fois plus vite que de raison - séminaire 'Crises et mutations' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1997 (France), III
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