Quand la sorcellerie devient une manière d’arrêter des travaux publics contraires aux intérêts des villageois
10 / 1999
1/ Le contexte de la mise en oeuvre du développement
Au Cameroun, depuis les années d’indépendance, la conception du développement telle que définie dans les divers programmes et plans d’action gouvernementaux s’est établie en marge des considérations populaires. Elle s’est régulièrement voulue rationaliste, logique.
C’est dans ce registre d’inadéquation ou d’incapacité d’adaptation des idées du développement à la réalité, qu’il faudrait situer les échecs en cascade omniprésents dans l’immense majorité des initiatives officielles : développement autocentré, développement intégré, révolution verte, plan quinquennal, libéralisme communautaire, etc.
2/ Un conflit : la construction d’infrastructures routières arrêtée par la sorcellerie
Ce constat est illustré par un événement qui survient en 1998, à Bangoua, petite localité non loin de Bafoussam, dans la province de l’Ouest-Cameroun. Il met en scène le Ministère des Travaux Publics et des Transports, la Direction Générale des Grands Travaux, l’entreprise COGEFAR S.A. et les villageois Bangoua du lieu dit "nsac sieue " en langue locale, c’est à dire " la traversée de la sorcellerie".
L’exécution du dernier plan quinquennal en son point relatif aux infrastructures de développement, justifie la construction du tronçon Tonga Bafoussam de l’axe lourd Yaoundé - Bafoussam. La Direction Générale des Grands Travaux, maître d’ouvrage en lieu et place du Gouvernement, s’est associée aux services du Ministère des Travaux Publics et des Transports, assurant le contrôle à travers le Laboratoire national de génie civile (LABOGENIE). L’exécution, à la charge de la société COGEFAR, est depuis fort longtemps sans difficulté majeure sur le terrain, lorsque les travaux freinent au lieu dit "la traversée de la sorcellerie".
Pourquoi ? A cet endroit, l’obstacle n’est rien d’autre que l’opposition de la population ou plus précisément, d’un certain notable de Bangoua (membre de la cour royale, au deuxième degré). En effet, le traçage de l’axe lourd, pourtant indispensable au développement de sa localité, s’est installé contre ses bas-fonds marécageux très riches en raphias aux potentialités économiques incalculables (bambou, vin, mollusques alimentaires, paille pour toiture, etc.). De plus, les autorités de l’Etat, qui interpellent le "sens patriotique" de chaque villageois dans la construction et la modernisation du pays, n’offrent pas de calendrier d’indemnisation aux personnes expropriées. En effet, bien que ces paysans étaient propriétaires des terres, il ne possédaient pas de titres fonciers.
Victime et dépossédé de ses ressources vitales, le vieil homme oppose en vain résistance, constatant la puissance de l’Etat. Il tente sans succès de faire appel à la chefferie supérieure qui, sans souci d’impartialité, le renvoie à plusieurs reprises, au nom de l’intérêt général de la Nation.
Le vieux notable se retranche alors dans ses montagnes et se livre à toutes sortes de pratiques, en invoquant ses puissances et maudissant l’Etat, l’axe lourd, la chefferie supérieure, les Blancs de la société COGEFAR, bref, toutes les parties prenantes à l’oeuvre de construction de la route.
Comme résultat de ses pratiques, les travaux sont freinés pendant plusieurs semaines. Les engins sont régulièrement en panne. Serpents, boas, vipères, etc. se succèdent, de nuit comme de jour, empêchant les travaux.
Informé de la situation, le chef supérieur convoque une réunion au cours de la quelle il tente d’expliquer à nouveau la nécessité de la route pour le développement. " Vous devez faciliter la tâche aux Blancs, martèle-t-il. Je ne supporterai pas que des hommes et des femmes de ce village s’insurgent contre une offre gracieuse comme celle que le gouvernement a bien voulu nous proposer. Que celui qui bloque la poursuite des travaux à la traversée de la sorcellerie, se retire ! ".
Comment se termine cette histoire ? Plusieurs semaines après, les ingénieurs de la société COGEFAR s’exercent contre les pouvoirs mystérieux du notable. Au bout de leur effort, ils arrivent à dompter les serpents, qu’ils enferment dans une caisse de bois. Le vieil homme décède. La route peut enfin se poursuivre.
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, Cameroon
L’expérience que nous relate M. Théodore Tchejip, du village Bangoua, pourrait paraître de prime abord invraisemblable, surtout en l’analysant avec une logique classique ou une raison cartésienne, dogmatique. La réduisant à un simple mythe, beaucoup voudront immédiatement la vider de son contenu. Pourtant, une reconsidération avisée du récit nous amène à souligner les points suivants :
D’abord, il est évident que l’on peut comprendre ou expliquer ces faits différemment, selon les diverses cultures, évaluations de l’histoire ou des peuples. De là découle une invitation à la concertation, à l’écoute permanente et au dialogue interculturel.
Ensuite, les programmes de développement qui passent par dessus les populations éprouvent, dans la plus part des cas, assez de peine à être conduits.
En troisième lieu, les notions de "culture" et des "façons de vivre" devraient pouvoir ne plus être tenues à l’écart des problématiques de développement.
Enfin, la frustration et les violations des droits dont le vieillard est victime, montre l’incapacité des initiateurs à intégrer les intérêts de la population et rend pertinente l’éducation au dialogue et à la concertation dans la construction collective de la citoyenneté.
Ces faits ont été recueillis par l’auteur auprès de Tchejip Théodore, ressortissant du village de Bangoua.
Fiche du dossier préparatoire au forum des habitants qui s’est tenu à Windhoek, Namibie (12-18 mai 2000)dans le cadre du sommet Africités.
Entretien avec TCHEJIP, Théodore
Interview
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