Les interrogations d’un agent du service régional d’alphabétisation au Yatenga
Naaba Ligdi S. KAGONE, Maryvonne CHARMILLOT, Séverine BENOIT
12 / 1998
Naaba Ligdi S. KAGONE, agent du service régional d’alphabétisation et responsable du CADY (Collectif des Associations Du Yatenga): « Le problème de dépendance par rapport à l’aide, nous en avons l’expérience. En général, si quelqu’un aide quelqu’un, il veut le dominer et il est obligé, même si c’est inconsciemment, de le dominer. Et effectivement, il y a de l’aide qui perpétue la domination. Il y a de l’aide qui tue l’initiative. Quand on est assisté, hautement assisté, on perd ses initiatives. L’homme perd même ses qualités d’homme, il devient un objet qui se rapproche plus de la demande. Il se rapproche du bébé, de l’animal, d’un corps physique. Il ne fait pas d’effort de construction.
L’aide aussi peut tuer l’initiative d’à côté. Par exemple, nous n’avons pas de mil ici pour manger. Il y a du mil à Dédougou, à 200 km. L’aide va aller acheter du mil en Amérique où je ne sais pas quel pays pour le déverser. C’est un vieux sujet. Nos paysans qui sont à côté et qui cultivent pour vendre, ils vont avoir leur récolte dans les bras. Elle sera obligée de pourrir et on va la jeter. Ils ne peuvent pas donner leur mil, ils le conservent jusqu’à ce qu’on vienne l’acheter. C’est le mauvais côté de l’aide aussi, cela détruit certaines économies, certains secteurs de l’économie nationale du pays. Cela dépend. Si l’aide venait acheter le mil à Dédougou pour venir le donner ici, ceux de Dédougou se développeraient et ceux d’ici pourraient se nourrir. Cela dépend de la stratégie menée. Cela dépend aussi de ce qu’on appelle la volonté politique. Si celui qui aide a un ami qui vend à vil prix les céréales, il préfère acheter là-bas pour renforcer leur amitié. C’est de bonne guerre. Celui qui aide ne peut pas aider sans voir ses propres intérêts. Et leurs propres intérêts, bien souvent, biaisent l’intérêt des autres, de ceux qui sont dominés. Le rapport est hautement inégal.
Quelqu’un a posé la question l’année dernière à Ouagadougou : « ceux qui nous aident, quel bénéfice ils gagnent ? ». Jusqu’à aujourd’hui, je ne vois pas le bénéfice que gagnent ceux qui nous aident. Il est temps que nous sachions quel bénéfice ils tirent de l’aide. Les gens pensent qu’il y a un intérêt quelque part mais comme c’est très occulté, c’est pratiquement un mystère. On ne sait pas. Les gens nous aident pourquoi : la philanthropie ? L’amour du prochain ? L’amour de Dieu ? Je ne sais pas. Il y a des intérêts financiers, matériels, politiques, religieux. Mais pour la plupart ce n’est pas précisé. Certainement au niveau de celui qui gère l’Etat, c’est transparent. Mais au niveau de la masse, ce n’est pas évident. Je sais que les gouvernements entre eux signent des contrats dont les termes sont plus ou moins gardés secrets. Alors là c’est peut-être transparent. Mais comme je ne suis pas un homme d’Etat, je ne sais pas ce que ceux qui nous aident y gagnent.
Ceux qui nous aidaient au début disaient : « On va vous aider et ce qu’on va faire c’est votre affaire, le programme c’est votre programme ». C’est ce que disait la suissesse du BUCO à l’époque, dans les années 80. Aujourd’hui ce n’est plus cela. Aujourd’hui, le service burkinabé de l’alphabétisation c’est la Coopération Suisse qui le gère, qui décide qui doit être dans ce service ou pas. Quand l’aide s’approche, elle s’approche avec des pas feutrés, comme un chat qui vient. Les premiers Suisses que j’ai vu à Ouahigouya étaient très différents de ceux d’aujourd’hui. Ceux d’aujourd’hui ont trop fait pour la province. Le marché de Ouahigouya c’est 1 milliard, l’alphabétisation ici c’est 60 millions par année. Donc, ils ont un sentiment d’être trop utiles ici. Ils ont acquis un empire. C’est peut-être cela leur bénéfice. Et qu’est-ce qu’ils nous réservent, à nous, nos enfants et nos petits fils ? Nous ne savons pas. Quand on voit par exemple les conditions de vie au Rwanda ou au Congo, l’aide inquiète pas mal de personnes. Au début on a cru que c’était pour des besoins humanitaires mais quand on va au fond ce n’est pas évident. On ne sait rien. On est là et on se dit que peut-être un jour se sera plus grave. Nous, nous sentons de petit niveau. Je ne me sens pas capable de changer quoi que ce soit. Nous subissons. Peut-être qu’il faut être au niveau du gouvernement, de la gestion de l’Etat, pour avoir des idées sur comment changer les choses. Nous, nous ne sommes pas à ce niveau, on n’y pense pas.
Généralement, quand un Etat étranger s’investit massivement dans une province, les autres agences d’aide s’écartent et cherchent d’autres provinces. C’est la logique de la logique. Il m’a semblé que tous les bailleurs ont un Cabinet de concertation où ils se rassemblent. Eux aussi se partagent les rôles, ils se partagent les zones. Ils se partagent aussi les stratégies, ils s’échangent des informations entre eux. Ils s’organisent pour agir comme une seule personne. Ce sont des pays différents mais arrivés ici ils s’entendent. D’ailleurs ils ont la possibilité de s’entendre plus que les autres, ils ont des possibilités de rencontres et de réunions plus que les autres. Donc, pour l’organisation ils sont plus compétents que les autres. Si la Suisse est venue ici, c’est parce qu’à l’époque il n’y avait personne. La Suisse a donc fait du Yatenga ce qu’on appelle une zone de concentration. C’est leur terme. Je ne vois pas de problème. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas faire autrement. Tout le monde ne peut pas venir se concentrer sur place. Et tout le monde ne peut pas abandonner les autres côtés. Puisqu’on ne peut pas tout faire ensemble, il faut se partager les zones. Mais pour nous, où que nous tournions le visage, on tombe sur la Suisse".
economic dependence, North South cooperation, cooperation
, Burkina Faso, Yatenga
Pourquoi l’étranger vient-il nous aider ? Finalement, est-ce que ce ne serait pas pour nous diriger ? Quel est son intérêt ? Et puis, quand une aide extérieure, même celle fournie par la Suisse, intervient d’une façon massive dans une région, ses agents n’acquièrent-ils pas le sentiment d’être trop utiles ici ?
Entretien à Ouahigouya, août 1998
Entretien avec KAGONE, Naaba Ligdi S.
Interview
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