10 / 1998
Jusqu’aux années soixante, les grandes firmes américaines, ainsi que les cabinets d’avocats avec lesquels elles travaillaient ou les grandes banques d’affaires, accordaient une place largement prépondèrante aux WASPs (" White-Anglo-Saxon-Protestants ")dans les niveaux supérieurs de leurs hiérarchies. Les relations que ces différentes institutions entretenaient entre elles, facilitées par le sentiment d’appartenir à un même groupe social, étaient fondées sur le long terme et sur la confiance. A cette époque, nulle trace d’OPA ou de contre-OPA hostile, pas de fusion qui ne soit pleinement désirée par les deux partenaires ; les différends se réglaient plus souvent sur un terrain de golf que devant un tribunal.
Selon William H. Starbuck (Stern School of Business, New York University), c’est essentiellement la croissance économique qui a perturbé cette machine bien huilée : le besoin en conseil juridique a lui aussi augmenté, les cabinets ont dû recruter à tour de bras de jeunes avocats, et certains d’entre eux, notamment issus de minorités ethniques, ont préféré créer leurs propres affaires, sur des principes souvent différents de ceux qui étaient admis jusqu’alors.
C’est dans ce contexte que quatre jeunes avocats juifs ont fondé le cabinet Wachtell et Lipton, en se spécialisant dans des domaines que les cabinets traditionnels avaient peu explorés, dans lesquels il pouvait prétendre rapidement à l’excellence (fusions-acquisitions, fiscalité, droit du travail...), mais aussi en développant des méthodes de management originales.
Les cabinets traditionnels reposaient sur une nette distinction entre les "partners" qui détiennent une partie du capital, font de substantiels bénéfices et occupent le sommet de la hiérarchie, et les associés, qui se contentent de salaires jugés modestes au regard du travail fourni et des gains dégagés ; le cabinet Wachtell et Lipton établit l’égalité entre " partners " et associés, et ce jusque dans les détails concrets : les " partners " effectuent eux-mêmes leurs recherches bibliographiques et rédigent leurs projets de rapports. Par ailleurs, personne ne travaille seul : des équipes " ad hoc " se constituent suivant les affaires à traiter ; les missions à remplir par chacun sont fixées par consensus et non par voie hiérarchique ; la politique de rémunération est fondée uniquement sur l’ancienneté. Enfin, la disponibilité doit être totale, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24.
L’une des " trouvailles " qui ont fait la fortune du cabinet (ses avocats ont les revenus les plus élevés de toute la profession, avec un avantage de près de 50
sur le suivant immédiat)est un montage juridique spécifique appelé " poison pill ", destiné à préserver les entreprises d’une OPA hostile en fixant à un niveau dissuasif le coût d’entrée pour l’éventuel " raider ". Les autres cabinets ont peu à peu copié ce dispositif, mais lorsqu’une entreprise tenta de lancer malgré tout une OPA hostile sur une firme protégée par le " poison pill ", c’est encore Wachtell et Lipton, dont l’entreprise était cliente, qui découvrit la recette miracle.
L’une des grandes forces de ce cabinet semble être de savoir " surfer " sur les modes qui traversent périodiquement le monde des affaires, et de pouvoir en un temps record secréter en son sein, grâce à une sélection rigoureuse des nouveaux associés mais aussi grâce à une mystérieuse alchimie dont il a le secret, des experts universellement reconnus pour tous les domaines qui comptent en droit des affaires.
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, United states
Le choc culturel a pour moi été très rude à la lecture de ce texte. L’orateur, profondément enthousiasmé par cette " histoire de réussite ", se contente d’enregistrer froidement l’augmentation de la place du contentieux dans la vie des affaires américaines - et mondiale - et le recul de la confiance dans les relations sociales.
Bien sûr, on ne peut que se féliciter avec lui de l’ouverture du monde des affaires aux minorités ethniques qui en étaient auparavant ècartées, et on ne peut qu’admirer l’invention de méthodes de management originales (j’ai particulièrement apprècié, dans un milieu où "les dents rayent le plancher", le choix assez inattendu - mais en effet probablement utile pour faciliter le travail d’équipe - d’un système de rémunération fondé sur l’ancienneté).
Mais que penser de l’évolution du droit des affaires vers une telle agressivité ? Peut-être celle-ci n’est-elle, d’une certaine façon, que la contrepartie de la violence qui s’est longtemps exercée sur ces minorités opprimées : ce n’est qu’en développant des stratégies agressives et, par là même, en contribuant au développement de l’agressivité dans la société toute entière, que celles-ci ont pu espérer trouver une place dans le monde des affaires.
Là comme ailleurs, le mythe fondateur de la violence longtemps subie permet d’entretenir la flamme pendant de longues années - et ces jeunes avocats sacrifient sans états d’âme leur famille et leurs week-ends à la croissance du chiffre d’affaires de la société. Mais là comme ailleurs (par exemple, dans le pays des Troglodytes décrit par Montesquieu dans les " Lettres persanes "), le réveil pourrait bien être amer ; la société américaine finira-t-elle par retrouver des vertus au règne de la confiance ?
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STARBUCK, William H., DUNANT, Mathieu, SCHUCHTER, Vincent, Ecole de Paris de Management, Le secret des meilleurs lawyers des USA, ou comment garder un papillon et un éléphant dans un château de cartes, Association des Amis de l in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1996 (France), II
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