09 / 1998
Après avoir passé une dizaine d’années dans la recherche et les études économiques, Gilbert Castro a eu envie d’entreprendre, et a créé, avec un ami passionné de musique, une maison d’édition de disques, sous la forme d’une SARL avec 20.000 F de capital.
Grâce au talent de son associé, qui sait identifier des produits intéressants, une petite équipe se constitue et acquiert très vite la réputation de « découvreurs de talents ». Certains des disques édités deviennent des tubes ; mais l’entreprise doit alors passer par de gros distributeurs qui s’attribuent l’essentiel des marges, et l’année du plus gros succès commercial de « Mélodie » est aussi celle des premières pertes importantes. L’entreprise ne peut garder que 3 personnes sur 14, et ne réussit à survivre que grâce à l’apport financier d’un ami.
G. Castro décide alors de créer sa propre société de distribution ; il se heurte aux grandes chaînes de magasins, qui ne souhaitent pas consacrer de lignes informatiques à de petits fournisseurs marginaux. Le problème est alors, à nouveau, de faire du chiffre d’affaires.
Le salut viendra d’une rencontre fortuite, en Afrique, avec le producteur africain du groupe Touré Kunda, encore inconnu en France, dont G. Castro décide d’assurer la distribution, et qui connaît rapidement un énorme succès, puis de la découverte de Johnny Clegg, en Afrique du Sud, et de Césaria Evora, au Cap-Vert. « Mélodie » contribue ainsi à l’essor d’un concept original, celui de « world music », qui se distingue à la fois des disques de danse africaine populaire, destinés aux Africains, et des collections ethnomusicologiques, qui recensent des musiques traditionnelles du monde entier ; il ne s’agit pas seulement de folklore, mais de « musiques vraies, créées par des gens vraiment inventifs ». Ce qui a rendu le succès de Touré Kunda irrésistible, c’est son authenticité, le fait qu’il avait longtemps fait « un malheur » lors de concerts de quelques dizaines de personnes, avant de vendre ses disques dans le monde entier. Le courant de la world music influence maintenant le monde entier.
Selon G. Castro, les grandes entreprises ont du mal à travailler sur ce qui est marginal, à quelque niveau que ce soit. Elles sont bien rodées pour faire en grand mais ne savent pas commencer à faire connaître un talent, par exemple en sponsorisant un concert de quelques dizaines de personnes dans un local exigu, comme lui-même l’a fait dans les débuts de Touré Kunda. C’est donc aux petites entreprises de se loger dans ces niches, plutôt que d’essayer de débaucher des artistes déjà célèbres, dont elles n’auraient de toute façon pas la possibilité d’assurer une bonne distribution. Une fois qu’elles se sont fait connaître sur ce type de créneau, les artistes se présentent d’eux-mêmes.
En revanche, il faut savoir aussi « combiner le feeling et le tiroir-caisse » : certains proposent des produits très beaux et très intéressants sur le plan de la création, mais voués à rester définitivement marginaux ; leur cas est alors commercialement désespéré.
Par ailleurs, comme on ne peut pas toujours réussir dans ce type d’aventure, il vaut mieux disposer aussi de produits qui se vendent de façon stable.
Pour « Mélodie », ce sera la réédition de l’intégrale des grands du jazz à partir de masters de disques 78 tours datant de plus de 50 ans, et donc tombés dans le domaine public. Là encore, l’idée vient d’un amateur qui possède lui-même 100.000 disques, et qui est une véritable encyclopédie vivante. La collection, qui s’intitule « Chronological jazz classics » compte maintenant 350 CD et se vend dans le monde entier, suscitant une certaine jalousie aux Etats-Unis, où personne n’a eu cette idée et où l’on trouve curieux que ce soient des Français qui aient mené cette entreprise à bien avec de la musique à 95 % américaine.
Comme G. Castro est condamné à « innover ou disparaître », il utilise une partie des bénéfices produits par cette collection pour se lancer dans des courants musicaux nouveaux ou soutenir des artistes encore inconnus.
Poursuivant la diversification qu’il avait entreprise en se faisant son propre distributeur, il a acquis ses propres studios d’enregistrement, une usine de duplication de cassettes, mais aussi deux magasins de détail qui lui permettent de faire du marketing direct : la gérante discute avec les clients, à qui elle fait écouter les nouveaux disques ; elle observe l’évolution de leurs goûts et recueille leurs suggestions. « Mélodie » se trouve être ainsi, malgré sa taille « microscopique » (« seulement » 80 Millions de CA), la seule maison d’édition phonographique en France à disposer de toute la chaîne de production et de commercialisation, du studio au magasin de détail.
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En considérant la somme des qualités contradictoires indispensables pour mener à bien une telle entreprise (passion, sens du « tiroir-caisse », flair, bon sens, audace, prudence, imagination, sens de l’organisation), on aurait presque envie d’accorder plus d’admiration à l’éditeur qu’aux artistes, et de considérer la construction de cette maison d’édition comme une oeuvre d’art à part entière !
J’ai beaucoup aimé le contraste entre la façon un peu magique dont « Mélodie » a découvert quelques-uns des grands talents des dernières années (en se donnant la peine de chercher dans des lieux où personne n’allait), et la vision donnée par un des participants de la façon dont sont choisis les futurs « tubes » dans une multinationale dans laquelle il a travaillé : douze personnes de différents pays (censées « représenter » les enracinements nationaux) se réunissent chaque semaine pendant deux heures et demie pour écouter des extraits de 150 bandes ; comme il faut à chaque fois trouver un consensus, l’originalité et la nouveauté sont systématiquement sacrifiées.
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CASTRO, Gilbert, CLAES, Lucien, Ecole de Paris de Management, La stratégie de l’authentique, Association des Amis de l in. Les Annales de l’Ecole de Paris, 1996 (France), II
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