De la prise en compte explicite des ignorances dans la conception et le choix de projets techniques
02 / 1998
En avançant, la science produit de l’ignorance. C’est moins le phénomène qui est nouveau que son ampleur en raison même des avancées de la science. L’ouvrage, l’équipement, le système qui est la solution moderne d’un problème est la cause insoupçonnée de difficultés nouvelles (déchets nucléaires, barrage d’Assouan, pollution par le plomb engendré par les automobiles...)
La voie d’une meilleure répartition des décisions est de mieux décrire les incertitudes, les risques et les ignorances. La connaissance intéressante est celle qui expose ce qu’on ne sait pas. Ce sont les ignorances des experts qui intéressent le démocrate. Comment se répartissent les responsabilités de conception? Dans la pratique actuelle, il y a scission du travail: d’un côté il y a la science et ceux qui l’étendent, la structurent et la perfectionnent, de l’autre ceux qui l’utilisent et assument la fonction sociale de la manière de s’y prendre, notamment par l’intermédiaire de la notion de projet. Lors de la catastrophe de Malpasset, aux yeux de l’opinion publique, le responsable désigné fut l’ingénieur maître d’oeuvre André Coyne (au demeurant blanchi par tous ses collègues), mais pourquoi pas ses professeurs d’ouvrage d’art, de mécanique ou de mathématiques appliquées, voire Archimède? Le partage des responsabilités n’a des chances d’être pertinent qu’à deux conditions minimales: - il existe un corps de connaissances reconnu, bien établi, et disponible pour tout un chacun
-les différents choix compatibles avec la théorie sont relativement indifférents aux usagers et ne les scindent pas en groupes d’intérêt divergents.
Le domaine de l’environnement fournit de nombreux exemples ou ces conditions ne sont pas remplies. Il y a indétermination scientifique. On ne sait pas. Et les choix n’étant pas indifférents aux usagers n’ont pas à être pris par le concepteur mais par une procédure publique.
Les ingénieurs ne peuvent garantir l’examen exhaustif des causes d’accident ou des effets. Mais, plus fondamentalement, la dynamique sociale propre des carrières scientifiques met l’accent sur l’audace, alors que de plus en plus on cherche des solutions qui garantissent la sécurité collective. Des sociologues comme Michel Callon décrivent les "arrangements" qui se mettent en place entre le scientifique qui attend avec angoisse le jugement de son collègue, l’ingénieur qui s’efforce de passer du prototype au pilote sans divulguer d’informations et le consommateur qui ne veut pas de panne et qui guette dans le regard de son voisin un signe de reconnaissance sociale. Lorsqu’un ouvrage ou un aménagement est réalisé, les incertitudes probabilistes qui interviennent dans son fonctionnement et dans les conséquences de sa réalisation ne sont que la partie émergée des risques. La majeure partie reste cachée et provient d’ignorances pures qui ne relèvent ni de la théorie des probabilités ni des statistiques.
Comment prendre la mesure, autant qu’on peut, de ces ignorances génératrices de danger? Il n’y a qu’une voie : inventer des modélisations différentes compatibles avec les données, relever les hypothèses implicites, construire des solutions qui jalonnent l’étendue des possibles. Les bureaux d’étude doivent savoir travailler non seulement pour justifier mais aussi pour critiquer des choix. Par l’enseignement et la pédagogie, il convient de sensibiliser les ingénieurs aux limitations des théories scientifiques et de leurs applications au lieu de recevoir une formation qui, actuellement, n’est qu’un abrégé de positivisme. La critique scientifique de dossiers de projet est une discipline qui devrait faire partie, à part entière, des cursus en dernière année pré-professionnelle des formations d’ingénieurs.
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Il s’agit de l’essentiel de la transcription de l’intervention de Nicolas Bouleau au 17ème congrès des sociétés savantes
Colloquium, conference, seminar,… report ; Audio document
BOULEAU, Nicolas, Actes du 17ème Congrès des sociétés savantes, 1992
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