06 / 1996
Regardée hier comme le principal levier de la construction européenne, la politique agricole commune est aujourd’hui considérée comme un frein. Où est le sens d’une politique tendue vers la conquête des marchés mondiaux et qui ne se soumet pas aux lois du marché ? Quel sens cela a-t-il de s’arc-bouter en même temps sur des objectifs de mondialisation et sur le maintien d’une politique publique fort interventionniste ? L’Europe ne peut continuer à conduire une politique de dumping qui contribue au désarroi des agriculteurs des pays en développement. Ces derniers en effet ont plus d’avantages immédiats dans l’importation aux prix mondiaux que dans la croissance d’une production alimentaire nationale qui assurerait leur autosuffisance. En favorisant la croissance de ses volumes de production, l’Europe refuse d’accorder aux autres ce qu’elle réclame pour elle-même : la place singulière qui revient à l’agriculture et à l’alimentation dans la marche des sociétés. La prétention à nourrir le monde ne peut être reçue comme un message universel puisqu’elle interdit à un nombre important de pays la faculté de se nourrir eux-mêmes.
Autre question : où est le sens d’une politique agricole qui ne permet plus à l’agriculture de gérer les territoires ruraux et de préserver l’environnement ? Si l’agriculture a longtemps joué un rôle premier dans la construction harmonieuse du territoire européen, elle déséquilibre aujourd’hui les territoires, dont des pans entiers sont désertés. Elle présente un modèle qui, s’il était copié par l’Afrique ou l’Amérique latine en pleine expansion démographique, aboutirait à une croissance urbaine qui ne pourrait être ni contenue ni gérée.
Car le phénomène de délocalisation des industries agro-alimentaires et des productions hors-sol touche en profondeur le secteur agricole. Des activités par essence enracinées sont devenues nomades après s’être agglutinées auprès des ports. Des "usines à poulets" quittent la Bretagne pour le Moyen-Orient. Demain, des porcheries industrielles s’installeront au Brésil entre villes et champs de soja. De 70 à 80 % de la production agricole européenne en volume pourraient, en 2010, se trouver concentrés sur le littoral de la Bretagne au Danemark. Aux terroirs succèdent les bassins céréaliers, porcins, allaitants, laitiers, faisant de nos territoires un puzzle aux pièces disparates. Dans les régions où la production se concentre, les pollutions et les atteintes au paysage s’intensifient. Dans celles où l’activité agricole est en recul, les friches gagnent du terrain, les accès se ferment, les paysages s’uniformisent et même la flore et la faune sauvages s’en trouvent appauvries. Abstraite, hors-sol, quasi-urbaine et mobile, telle se découvre une grande partie de l’agriculture dite moderne.
Où est le sens, enfin, d’une politique agricole qui n’apporte pas sa contribution au grand problème de l’emploi, du travail et de l’activité ? Il y a cinquante ans, la population agricole représentait 35 % de la population active totale de l’Europe, aujourd’hui à peine 6 %. Parallèlement, le niveau de productivité agricole a été multiplié par 7,5 environ, plus que pendant les dix millénaires séparant l’invention de l’agriculture de la seconde guerre mondiale. Il fallait, il y a un siècle, un actif agricole pour nourrir 2 à 3 personnes. Il en faut, aujourd’hu", un pour en nourrir 60. Mouvement en marche, mais mouvement destructeur s’il ne s’accompagne d’une politique de création de richesses non alimentaires et d’activités, valorisant ainsi les territoires et créant de nouveaux équilibres.
L’avenir de nos sociétés se joue sur ces trois plans : celui des relations de l’Europe avec le monde, celui des territoires et de l’environnement, celui de l’emploi. Or, sur ces trois plans, l’agriculture européenne dans son expression actuelle n’est plus porteuse d’avenir.
L’Europe a besoin d’une agriculture qui réponde aux besoins d’une population urbanisée, qui façonne un territoire vivant où chacun s’insère comme être et comme travailleur. Les agriculteurs y aideront car ils sont les premiers à rechercher perspectives et sens. Améliorant ses performances alimentaires, à la fois quantitatives et qualitatives, l’agriculture européenne doit chercher de nouveaux champs d’activité. C’est autant vers la production non alimentaire que vers la production alimentaire que l’agriculture doit orienter ses efforts. Mais l’agriculture doit aussi devenir de plus en plus productrice d’immatériel dans deux directions différentes. La première rassemble ce qui a trait à la culture, à la santé, à la gastronomie, au tourisme, à la pédagogie et à la formation des enfants. La deuxième rassemble les productions de nature, d’environnement, d’eau, de paysage, d’équilibre au sein des territoires.
C’est au nom de la création de ces richesses-là, irremplaçables et collectives, que l’agriculture méritera l’effort budgétaire de la société.
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, Europe
Sont présentés ici les principaux extraits d’un article inspiré par la réflexion du Groupe de Bruges, qui rassemble une vingtaine de personnalités européenne autour d’Edgard Pisani et de Bertrand Hervieu. Il a été publié en version intégrale dans le journal Le Monde du 12 mars 1996 et dans plusieurs grands quotidiens européens.
Book
HERVIEU, Bertrand, PISANI, Edgard, Groupe de Bruges, Cultiver l'Europe, FPH in. Dossier pour un débat, 1995 (France), n°52
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