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dialogues, proposals, stories for global citizenship

Libres leçons de Braudel

Passerelles pour une société non excluante

Pierre Yves GUIHENEUF

03 / 1996

François-Xavier Verschave, économiste confronté aux problèmes de l’exclusion en France et militant tiers-mondiste, a longtemps été à la recherche de guides d’interprétation du changement social et de repères pour son action. C’est ainsi qu’il a découvert dans l’oeuvre de l’historien Fernand Braudel une grille de lecture de la société qu’il trouvera particulièrement féconde.

L’économie des sociétés capitalistes, nous dit en substance Fernand Braudel, est composée de trois étages. Au "rez-de-chaussée", les activités informelles et le troc conforment une économie non-marchande basée sur l’échange de proximité. Aujourd’hui encore, plusieurs milliards d’êtres humains vivent dans cette économie de subsistance. Au premier étage s’étend le domaine de l’économie de marché. Au-dessus, les Etats, les grandes entreprises et les institutions financières internationales bâtissent une économie-monde, basée sur les purs rapports de force et s’affranchissent des règles de l’échange marchand.

A chacun de ces étages correspond un rapport différent aux règles du jeu économiques. Les règles de ceux qui évoluent dans une économie familiale ou de survie résistent à toute universalité. Ceux du premier étage, les artisans, les petites et moyennes entreprises qui exercent leur activité dans le domaine marchand, doivent respecter des règles du jeu explicites et transparentes mais ne peuvent pas les manipuler. En haut, certains décideurs, du fait de supériorités technologiques ou financières, ont accès à un autre mode de fonctionnement : ils échappent aux règles, même si ce sont souvent eux qui les édictent. Si, quand on regarde la société aujourd’hui, on se demande simplement quels sont les espaces oùil y a des règles du jeu transparentes, ceux oùil n’y en a pas encore et ceux oùil n’y en a plus, on voit beaucoup plus clair.

Braudel propose cette tripartition de la société à propos de la vie économique, mais son analyse peut également s’appliquer au domaine politique, à celui de la religion, du sport et d’autres encore. La distinction entre ceux qui pratiquent les règles du jeu, ceux qui ne les pratiquent pas encore et ceux qui ne les pratiquent plus éclaire de multiples réalités.

Braudel ne fait pas que décrire cette architecture, il montre comment elle s’est constituée. Au cours du Moyen Age, les conquérants, les marchands, les financiers, les missionnaires, les journalistes ont construit l’économie-monde et d’autres l’ont élargie et consolidée, dans un mouvement permanent de création des étages supérieurs à partir des étages inférieurs. Si on examine un secteur économique important, celui de l’hôtellerie-restauration, on voit bien qu’à l’origine, la cuisine fait partie de l’économie de subsistance, mais qu’elle passe dans l’économie de marché, puis dans l’économie-monde.

En termes de dynamique, une autre problématique passionnante est celle des escaliers. Comment passe-t-on d’un étage à l’autre ? Où sont les escaliers de la maison Braudel, c’est-à-dire les espaces d’apprentissage ? Cette question est capitale, car de l’existence de lieux de passage et de communication dépend l’ouverture de la société. Une société qui ne possède pas de mécanismes d’initiation ne parvient pas à donner à ses membres la confiance nécessaire pour s’aventurer dans les escaliers.

Autre problématique liée à la dynamique : celle des réseaux. il existe dans la société des réseaux transversaux, à l’image des circuits électriques qui traversent une maison. Les logiques transversales - religieuses, philosophiques ou autres - peuvent maintenir la communication entre des gens qui vivent à différents étages. Un individu de l’étage inférieur ou intermédiaire peut ainsi se reconnaître en une personne de l’étage supérieur. Les réseaux sont donc des espaces de vitalité. L’un des problèmes des pays de l’Est et du Sud provient du fait que, pour des raisons historiques diverses, l’étage supérieur s’est déconnecté des autres. il y a donc tout un travail de ré-articulation à faire. Dans l’économie soviétique, la négation de l’existence d’un étage supérieur a permis à celui-ci de se constituer de façon sournoise, ce qui est pire. Dans un certain nombre de pays du tiers-monde, on a mis en place un État déconnecté des pouvoirs de base ou intermédiaires, une économie étrangère à l’économie de subsistance ou d’échange local.

Le dynamisme d’une économie dépend des deux premiers étages : l’économie de subsistance et celle du marché. Dans une société qui fonctionne correctement, l’étage intermédiaire, celui des régulations et des règles du jeu, est le plus important. En même temps, des escaliers permettent à ceux qui n’ont pas envie de rester dans l’étage inférieur de pouvoir accéder aux autres étages. Dans une société en crise, en revanche, les étages extrêmes sont sur-dimensionnés et les liens entre eux sont restreints, de telle sorte que ceux qui veulent changer d’étage évacuent un nombre équivalent de personnes. Cette logique de l’exclusion mutuelle engendre une violence considérable.

La révolution à mener est donc considérable. il ne s’agit pas moins que de faire comprendre que le coeur du politique est à l’étage intermédiaire et non au sommet. La noblesse de l’action politique ne consiste pas à être un électron libre de l’étage supérieur, mais à exercer les contre-pouvoirs qui permettent à l’électron libre de ne pas devenir fou. La place importante est là où les choses se transforment, c’est-à-dire dans l’étage intermédiaire. Si les citoyens le comprennent, le champ d’action qui s’ouvre à eux devient considérable.

Key words

social actor, informal sector, economy, role of the State, citizenship, citizens network, capitalism, political history, world market


, Europe, North America

Comments

La Fondation a organisé, suite à la parution de ce livre, un séminaire de travail durant lequel F.-X. Vershave répondait aux questions des participants. Document de travail n° 70 : "Il n’y a pas de lumière à tous les étages".

Source

Book

VERSCHAVE, François Xavier, Libres leçons de Braudel, SYROS ALTERNATIVES, 1994 (France)

GEYSER (Groupe d’Etudes et de Services pour l’Economie des Ressources) - Rue Grande, 04870 Saint Michel l’Observatoire, FRANCE - France - www.geyser.asso.fr - geyser (@) geyser.asso.fr

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