06 / 1994
Jusqu’à une date récente, la sociologie et l’anthropologie ont montré peu d’intérêt pour l’étude de la justice. Les rares études, en anthropologie, qui traitent de cette question n’étaient pas munies des outils théoriques et méthodologiques dont elles avaient besoin pour bien l’appréhender. Aussi, la justice était, de ce fait, analysée moins comme un objet principal que comme un thème accessoire en rapport tantôt avec la magie tantôt avec le foncier pour ne citer que ces deux exemples. En ce sens, il n’est pas exagéré de dire que la justice, en tant qu’objet d’étude, a été méconnue tant par la sociologie que par l’anthropologie.
Car même l’anthropologie juridique a pour caractéristique d’accorder, dans le champ d’investigation qui est le sien, peu de place à la question de la justice. Celle-ci n’est abordée que sous l’angle d’une expérience judiciaire spécifique ou d’un mode (judiciaire)de réglement des conflits. Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler la "justice informelle" dont les expériences ont été menées surtout aux Etats-Unis. Ainsi, dans la plupart de ces recherches la question de la justice n’a jamais été considérée comme un objet de recherche à part entière. Or le quotidien, le banal, la vie ordinaire des gens foisonne d’évènements, d’actions ou de relations sociales qui paraissent aux yeux de certains individus comme justes et leurs procurent, de ce fait, une certaine satisfaction morale alors que d’autres dénoncent leur caractère injuste. Se posent, dès lors, deux questions majeures : comment l’évaluation et le jugement de justice s’opèrent et changent selon les enjeux et les contextes ? Et, comment les réactions à l’injustice, les dénonciations, sont mises en oeuvre et justifiées par les acteurs sociaux selon l’ensemble des représentations dont ils disposent en tant que membres d’une communauté ? A ces questions - et à bien d’autres - la sociologie et l’anthropologie peuvent apporter des réponses décisives. Ceci à condition, bien sûr, qu’elles prennent au sérieux le sens ordinaire de la justice et le traitent en tant qu’objet d’étude à part entière. Prendre la justice ordinaire au sérieux suppose, comme préalable nécessaire, une approche empirique de la façon dont les acteurs sociaux, engagés dans une contestation ou un conflit, déploient leurs compétences pour faire valoir des critiques sociales, des conduites et des arguments par eux considérés comme justes.
Ainsi, dans le cadre d’une recherche en cours sur le sens de la justice dans la Tunisie contemporaine, cette perspective a été adoptée. Celle-ci vise à comprendre comment chaque tunisien ou groupe de tunisiens accepte et sait que les autres acceptent certains principes de justice et comment dans des "situations tendues" chacun argumente et justifie pour faire valoir sa définition du juste. Il va s’en dire qu’une telle perspective nécessite une enquête de terrain ainsi que l’utilisation de l’observation en situation comme principal moyen d’investigation.
Par ailleurs, l’approche du sens de la justice, ainsi envisagée, permet d’appréhender la façon dont la société tunisienne traite les tensions sociales, les conflits entre individus et/ou groupes sociaux. Aussi, elle rend possible la mise en oeuvre d’une socio-anthropologie du fait normatif, et la construction de quelques idéaux-types du sens ordinaire de la justice dans le contexte d’une société arabo-islamique en transition.
law, justice, sociology, normalizacion
, Tunisia
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NACHI, Mohamed, Esquisse d'une approche socio-anthropologique du sens ordinaire de la justice in. Le Courrier de Juristes Solidarités, 1994/05 (France)
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