1. Dans ce contexte de mondialisation ce qui frappe d’abord, c’est la mise en place d’une nouvelle configuration d’un monde d’où émergent de nouveaux dynamismes industriels, de nouvelles cohérences, de nouvelles puissances... le poids de l’Asie de l’Est et du Sud-Est !
Depuis le temps (1959)où l’on écrivait que le Japon était "structurellement sous-développé" puis, plus récemment, qu’il n’y aurait plus jamais de nouveaux Japon... ni de nouveaux Dragons... les choses ont été vite... malgré de nombreuses tentatives de conjurer ces avancées, comme si on avait peur que nos privilèges de riches soient menacés, par suite de l’arrivée de nouveaux convives, non pas affamés ceux-là mais déjà solidement nantis, au banquet que nous pensions nous être réservé à jamais. On parle souvent des années 80 comme d’une "décennie perdue" ; n’oublions pas que cette décennie est celle de l’étonnant basculement du monde. Il est significatif qu’en 1996, le premier port du monde n’est ni Rotterdam ni Hambourg, mais Singapour, suivi de trois autres ports asiatiques.
2. On nous avait dit que l’évolution des techniques était si rapide qu’il devenait impossible pour les nouveaux venus de monter dans un train qui ne cessait d’accélérer son allure. Or, voici que le temps de la mondialisation est aussi le temps d’une diffusion des techniques qui se généralise, y compris des techniques les plus hautes, qu’il s’agisse, par exemple, des techniques nucléaires à usage militaire ou civil ou des techniques de l’électronique et de l’informatique. Plusieurs dizaines de fonderies de silicium, d’un coût unitaire de 1 milliard de US $, sont en construction ou en projet en Asie de l’Est et du Sud-Est, y compris à Singapour, en Malaisie ou en Thaïlande.
Le temps des techniques "interdites" ou réservées à quelques grands groupes ou grands pays est révolu. Les techniques sont maîtrisables
par les grands, comme la Chine,
par les moyens, comme la Corée
aussi bien que par les petits comme Singapour.
Un des grands obstacles au développement a sauté.
3. La décennie perdue marquait, entre autres, l’échec d’un nouvel ordre international, attendu de la revalorisation des matières premières (pétrole). Après l’euphorie des années 1970, les perspectives ont radicalement changé.
Ce qui compte aujourd’hui, c’est moins la disponibilité d’espace et l’abondance de matières premières qu’un niveau d’éducation élevé et généralisé ainsi qu’une capacité d’organisation des activités à haute intensité de matière grise. Il est paradoxal de constater que Japon, Corée, Taïwan, dépourvus de charbon à coke et de minerai de fer, possèdent les sidérurgies les plus dynamiques du monde.
Par ailleurs, les composants les plus nobles de l’industrie électronique sont fabriqués à partir de cristaux de silicium, tirés de la silice, c’est-à-dire de sable, qui constitue au moins 50% de la croûte terrestre. Ainsi une industrie de haute et très haute technologie est fondée sur la matière première la plus commune transmutée grâce à une très haute intensité de matière grise.
Le grand défi du XXIe siècle sera lancé à l’Occident par deux milliards d’éduqués asiatiques d’un niveau d’études secondaire et, de plus en plus, universitaire, animés, en outre, d’une farouche volonté d’apprentissage jouant sur toute la gamme des techniques, des plus simples aux plus élaborées.
4. La nouvelle configuration du monde n’a rien à voir avec l’effacement d’un "Etat minimum". Elle dépend, au contraire, de la capacité d’affirmation d’un Etat optimum, capable de donner efficacité à la volonté collective de relever un défi :
* Relever le défi de l’Occident, au Japon ;
* Relever le défi japonais, en Corée ;
* Relever le défi de la rupture avec la Malaisie et de l’indépendance, à Singapour ;
* Relever le défi de l’insularité et de la petite taille à Maurice, etc...
Ce que l’Etat perd en surface bureaucratique et en volume d’intervention, il le gagne en capacité d’animation prospective. "Malaisie 2020", "Singapour 2030" sont des documents du plus grand sérieux, élaborés sous l’impulsion des Etats respectifs. Jamais comme en ces temps de mondialisation - globalisation, il n’avait été aussi urgent de scruter le long et le très long terme : c’est devenu la condition nécessaire pour s’ajuster sans délai dans le court terme.
L’Etat, de moins en moins producteur ou protecteur, est appelé à s’installer au coeur des tâches de prospective longue.
5 - Le grand intérêt de la nouvelle configuration du monde et, en particulier, des avancées asiatiques c’est de faire sauter les tabous, en mettant en cause le dogme selon lequel les bienfaits du développement découleraient exclusivement du libre jeu des forces du marché, à l’abri des conséquences négatives des actions structurelles ou des politiques industrielles ciblées.
Devant des Japonais champions des stratégies longues et des Américains qui savent pratiquer, chaque fois que leurs intérêts nationaux sont en jeu, des politiques industrielles délibérées, les Européens (les Français)apparaissent, par ces temps de mondialisation, comme singulièrement démunis et dénudés.
Comment en effet construire en Europe des sociétés cohérentes et dynamiques en l’absence de projections d’avenir, de mise en oeuvre de stratégies longues et de politiques industrielles concertées (ciblées !)?
Les Asiatiques nous apprennent en tout cas que le marché n’est pas fait pour être subi mais pour être gouverné. "Gouverner le marché", c’est le titre d’un ouvrage sur Taïwan ; c’est également un mot d’ordre qui convient à ceux qui sont décidés à tirer parti de la mondialisation mais en aucun cas d’en être les jouets.
world wide extension, role of the State, international trade, techniques modernization, technology transfer, high technology, diffusion of techniques, State intervention, industrial policy, relations with the market, access to market, new international economic order
, Asia, Singapore, Malaysia, Thailand, China, South Korea, Japan, Taiwan
Intervention au cours du colloque "Mondialisation et développement" organisé par la faculté catholique de Lyon, 6-7 juin 1996.
Colloquium, conference, seminar,… report
JUDET, Pierre
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