Mamadou Wade est le spécialiste du crédit et de l’épargne du CREDETIP, une ONG sénégalaise d’appui-conseil créée en 1987 qui soutient le Collectif National des Pêcheurs Sénégalais (CNPS). Il a effectué un stage en France pour voir l’organisation des circuits de l’épargne dans ce pays.
"C’était la première fois que je venais en France et certaines choses m’ont paru bizarres. C’est un pays très développé avec ce que cela comporte comme avantages et inconvénients. En ma qualité d’Africain, d’un type qui vient d’un autre monde, avec une autre réalité, ce premier contact m’a fait réfléchir sur le comportement des gens. Il est vrai que les gens travaillent beaucoup. Et ça... c’est une bonne chose quand même ! Il faut travailler. Mais, surtout à Paris, les gens sont très stressés, très angoissés et très individualistes. Je ne sais pas si la solidarité a existé ici mais je ne l’ai pas du tout ressentie. La relation humaine n’est pas du tout la même qu’au Sénégal. Il est vrai que je n’ai pas souffert du racisme. Paris est une métropole où, dans l’ensemble, le courant passe avec les ressortissants étrangers."
"Sur le plan social, Je me rends compte que l’esprit de famille est moins présent ici. C’est peut-être lié à des problèmes de temps, à des raisons économiques. La famille compte et doit compter pour l’individu, c’est ce qui fait son équilibre pour nous. Ici, pour diverses raisons, les gens préfèrent vivre seuls. Je ne crois pas que ce soit la solution. Vivre avec les gens, parler avec eux, communiquer, ça fait oublier pas mal de choses, ça fait vivre... En Bretagne les gens sont beaucoup plus ouverts. La vie est plus simple là-bas."
"En regardant les statistiques démographiques de la France, on se rend compte qu’il y a beaucoup plus de vieux que de jeunes. Je me pose la question de savoir si cela ne pourrait pas constituer quelque chose de négatif pour l’avenir de la France. Je me demande si l’Etat ne pourrait pas prendre des mesures sociales pour favoriser le développement de l’esprit de famille. Je rencontre peu d’enfants ici, les gens n’ont pas le temps de s’en occuper pour des raisons économiques. Je vois des gens qui sont dans la détresse, dans la solitude parce qu’ils n’ont pas d’enfant. C’est une vie que je n’aurais pas souhaitée. Je ne peux pas comprendre qu’une vie soit basée sur le confort."
"Je n’aurais pas imaginé que la crise de la pêche était aussi grave en France. Il y a de moins en moins de poissons et les prix ont chuté. Au Sénégal, l’ampleur de cette crise n’est pas aussi grande. J’ai été en Bretagne et c’est de la tristesse. C’est vrai que ce n’est pas un pays de pêcheurs par rapport au Sénégal où ce secteur à une place vitale pour l’économie du pays mais aussi sur le plan social. Il y a le plan Puech qui propose des mesures de relance mais les pêcheurs ne les approuvent pas. En Bretagne, certaines catégories de pêcheurs ne sont pas prises en compte et cela risque de provoquer des situations graves car on leur demande purement et simplement de casser leur bateau. Il faut que les pêcheurs soient impliqués dans ces mesures."
"J’ai observé en Bretagne le fonctionnement de la mutuelle inter-professionnelle maritime qui est représentée dans quatre ports bigoudens. C’est un système mutualiste qui doit nous inspirer parce que nos pêcheurs sont confrontés aux mêmes problèmes. L’esprit mutualiste est conservé, le système de cotisations est tout à fait intéressant, le taux n’est pas élevé. Ca fonctionne. Mais, j’ai constaté aussi que les Français sollicitent beaucoup ces services, ils achètent trop de médicaments. Le pays perd beaucoup d’argent à cause de ça. Pour un rien, les gens vont voir le médecin qui est extrêmement cher. L’Etat pourrait être amené à revoir sa politique en matière de protection sociale, il peut y avoir un effet pervers. J’ai réfléchi à un système pour le Sénégal qui consisterait à limiter les prestations annuelles. En Afrique, les hommes sont souvent polygames et ont beaucoup d’enfants. Nous ne pouvons pas prendre en compte toute la famille. On pourrait par exemple dire ":Cinq membres de la famille ont le droit à trois ou quatre prestations par an". Je vais essayer d’adapter certains aspects que j’ai pu observer en Bretagne. Au Sénégal, il y a une sécu mais c’est pour les salariés, pas pour les pêcheurs. Alors qu’ici, il y a une sécu pour les pêcheurs artisans (l’ENIM)."
"Je vais peut-être revenir en France au mois de septembre avec un groupe de femmes sénégalaises qui travaillent dans la transformation du poisson. Elles viennent dans le but de faire connaissance avec leurs homologues françaises et nouer des relations. Elles vont montrer ce qu’elles font et pourront exploiter les opportunités qui s’offrent à elles pour commercialiser leurs produits en France. En Bretagne, les femmes ne sont pas très impliquées dans les structures de la pêche. Nos femmes peuvent leur apporter quelque chose."
"Les comités locaux en France sont sous l’emprise de l’Etat. Il faut qu’ils gardent leur indépendance. Ils ne sont pas très dynamiques. Il faut les animer. Avec les Bretons, nous formons "une coalition pour des accords de pêche équitables" mais ils ne font pas autant que le CNPS. Il faut que les pêcheurs puissent parler le même langage au niveau national. Il faut qu’ils dépassent leurs problèmes locaux pour s’impliquer au niveau international. Il faut que toutes les décisions internationales soient conformes à leurs intérêts. Il faut regrouper nos forces et travailler dans ce sens."
"Dans toutes les réunions internationales, le CNPS est présent. Nous nous sommes rendu compte que les pêcheurs du monde entier ont pratiquement les mêmes préoccupations et les mêmes difficultés. La crise qui a eu lieu en France en 1994 a eu des effets dans notre pays. Il faut agir ensemble. Les relations entre les différentes régions en France ne sont pas très développées. Et c’est nous, en allant à Boulogne, à Cherbourg ou en Bretagne qui faisons en sorte que des liens se tissent entre ces régions. C’est pas paradoxal ça ?
Jamais, au grand jamais, les anciens pêcheurs sénégalais n’auraient pensé qu’un pêcheur pourrait un jour prendre l’avion. Jamais ils n’auraient aussi pensé qu’un pêcheur serait reçu par le président de la République sénégalais. Jamais, ils n’auraient pensé qu’un pêcheur pourrait prendre la parole dans un congrès international ou négocier des accords. Cela s’est fait grâce au CNPS. Les autres pêcheurs doivent suivre l’exemple."
fishing, sea, credit, solidarity, social link, demography, economic crisis, social security, woman, world wide extension
, France
Le manque de communication, le contrôle de la démographie, l’implication des bénéficiaires dans leur développement, la lutte contre le gaspillage de l’argent public, une plus grande implication des femmes, le décloisonnement du monde professionnel... n’est-ce pas les mêmes recommandations que l’on peut lire dans certains rapports d’experts du Nord après des missions au Sud ? Pourquoi n’applique-t-on pas au Nord ce que nous préconisons ailleurs ? (Commentaire de Sophie NICK)
Entretien réalisé par Sophie Nick au CEASM, à Paris, dans le cadre de la capitalisation d’expérience de cette association. Le CEASM et le CREDETIPfont partie d’un collectif d’ONG, l’ADEPA, qui est l’agence d’exécution d’un programme régional en Afrique de l’Ouest sur la valorisation des produits de la mer.
Adresse du CREDETIP: BP 3916, Dakar, Sénégal.
Entretien avec WADE, Mamadou
Interview
CEASM (Association pour le Développement des Activités Maritimes) - Le CEASM a arrêté ses activités en 2001. - France