03 / 1995
Face au phénomène de l’exclusion qui s’est étendu considérablement en France au cours de ces deux dernières décennies, la solidarité est devenue une valeur, un recours pour réparer, sinon reconstituer, le tissu social aujourd’hui déchiré. Cette notion se rapporte à l’un des trois principes républicains : la fraternité. Dépourvue des connotations religieuses que comporte l’idée de charité, elle s’inscrit dans la sphère du politique et renvoie à une conception neutre et égalitaire du citoyen. Elle amène aussi à une réflexion sur la notion et pratique du don. Elle est à l’origine de nombreuses initiatives qui prennent tout leur sens lorsque dans certaines conditions, les acteurs concernés -exclus et personnes volontaires ou désignées qui leur prêtent assistance- établissent entre eux des relations d’échange d’égal à égal, participent à un même processus où chacun est censé donner, rendre, recevoir et où s’établit donc des rapports de réciprocité.
Cette approche très générale de la notion de solidarité est illustrée par l’observation de l’évolution d’une association constituée au sein d’un îlot d’une zone sensible dans une ville de province, îlot qui fait l’objet d’une procédure de développement social du quartier. Son action vise officiellement depuis 1989 "à promouvoir les relations, les échanges de services, l’entraide et l’animation du quartier, ainsi que le soutien aux diverses actions sociales". Pratiquement, il s’agit de la gestion d’un restaurant social, de jardins "ouvriers", d’activités de loisirs destinées aux enfants.
Au départ, deux jeunes maghrébins du quartier se mobilisent pour sortir par eux-mêmes du chômage et rémédier à la sous-alimentation d’une partie importante de la population. Ils créent avec l’aide d’éducateurs de rue et de travailleurs sociaux "Le petit creux". Dans cette première formule, les éducateurs "donnent" leur caution au projet, procurent un local gratuit, mettent leur savoir professionnel au service de cette action sociale innovante. Les utilisateurs eux "donnent" une contribution financière et leur participation aux tâches matérielles. En retour, ils "reçoivent" le droit à des repas et l’accès à ce foyer qui devient un lieu de rencontre, tant entre habitants qu’avec les éducateurs. Quant aux initiateurs du projet, "ils donnent" des repas et rendent des services utiles à tout le quartier. Ils reçoivent, outre un salaire, un statut social valorisé. Au bout d’un an de fonctionnement, pour -dit-on- des problèmes de financement, de dimensions des locaux, de prise en charge, "Le petit creux" est contraint de fermer ses portes.
C’est alors que se crée l’association et que s’organise la mise en place dans de plus vastes locaux au pied d’une tour d’un restaurant "Le resto-troc", lequel acquiert cette fois légitimité institutionnelle avec son ouverture officielle en présence de notables et de garanties de fonctionnement technique régulier par le recrutement d’une restauratrice expérimentée.
Les discours recueillis à cette occasion permettent de dégager les différentes conceptions de la solidarité. Les propos des membres de l’association, auteurs de ce projet, s’inscrivent dans une volonté républicaine de transformer la société et de créer des conditions favorables à l’égalité entre citoyens. Ils se situent dans une perspective politique et collective et accusent la société et ses institutions, ses modes de prise de décision de générer la pauvreté et l’exclusion.
Les partenaires religieux (confrérie de Saint Vincent de Paul)privilégient la dimension individuelle et prêchent pour "la Rencontre des gens pour créer une Reconnaissance mutuelle et aboutir à la Renaissance des plus déshérités". La responsable salariée, elle, n’envisage que l’aspect professionnel de sa charge, sans se poser des questions sur ses finalités.
Parmi les utilisateurs, les plus démunis bénéficient de repas à un tarif tout à fait symbolique (3F). Il leur est demandé en compensation une participation aux tâches matérielles; cette contrainte fait l’objet d’une réglementation mais pose problème.
Quoiqu’il en soit, la progression chiffrée de la fréquentation du resto-troc de façon permanente par des familles en difficulté et aussi par des "passagers" qui apportent une plus forte contribution, justifie la raison d’être de l’entreprise. Celle-ci fonctionne avec l’aide de bénévoles qui y trouvent des satisfactions et des salariés en contrat emploi-solidarité; elle reçoit des subventions de plusieurs sources; sa gestion est excédentaire. C’est pourquoi de la manière dont ce restaurant social est organisé dans la réalité, à mi-chemin entre le don et l’échange commercial, "la notion de "troc" qui lui est appliquée paraît alors abusive. Compte tenu de la diversité des motivations à propos des donateurs, l’auteur s’interroge : "le don comporte un étrange dilemne. Ou bien le don est rendu et on se demande alors quelle peut bien être la force qui oblige à le rendre ou bien le don n’est pas rendu et alors on se tourne du côté du donateur et on ne comprend pas davantage. On cherche l’intérêt caché. C’est le paradoxe de la gratuité. A qui profite le plus la "bonne" action ?"
En outre, l’association veut s’imposer aussi comme lieu d’apprentissage. Pour assurer les activités d’animation pour les enfants, elle a assumé la formation d’une animatrice issue du quartier. Mais celle-ci ne pourra pas restituer ce don en exerçant le métier sur place malgré sa vraie connaissance du milieu. Elle devra chercher ailleurs un emploi car "dans le quartier, selon les dires, on ne supporte pas celui qui s’en tire". Toute prise de responsabilité est sujette à soupçon. Du fait de cet état d’esprit, le quartier est privé de réelles potentialités. Il y est interdit d’occuper une place d’acteur à part entière, hormis ceux qui sont investis d’un pouvoir institué.
La marche du restaurant en conformité avec les règles techniques et gestionnaires y fait passer au second plan le sens de l’intervention sociale. Des logiques et des conceptions trop divergentes au sein de l’association et la résurgence de formes diverses de domination, entraînent des ruptures. Les victimes en sont les exclus à qui l’on refuse plus ou moins consciemment la possibilité de "rendre" et donc de se libérer d’un don.
La solution peut-être : "instruire pour parvenir à l’égalité de fait, dernier but de l’art social" selon Condorcet (Des progrès futurs de l’esprit humain, 1793).
solidarity, social actor, precarious neighbourhood, poverty, social exclusion, social innovation, impoverishment
, France
Intervention au colloque "Transformations sociales : processus et acteurs", Perpignan, 1994, organisé par l’ARCI et l’Université de Perpignan.
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MAKARS, Pierre
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