Cette tentative de renouvellement de la pensée sociale et d’incitation à l’apparition de nouveaux acteurs se situe dans le contexte de crise et de mutations profondes du monde contemporain : transformations de la culture, formation de nouveaux modèles de connaissances, de nouveaux principes éthiques, de nouveaux modes d’investissement et de reproduction principalement. Elle comporte une explication historique de la place relativement réduite que l’analyse sociologique a accordée jusque là à l’acteur et une nouvelle représentation de la vie sociale adaptée aux transformations en cours donnant une place de choix aux acteurs.
A l’ère d’une industrialisation florissante, la sociologie classique se consacre à l’étude de la société en s’identifiant clairement à la modernité. "Les acteurs y sont définis soit comme des agents du progrès, soit comme des obstacles à la modernisation". Imprégnée de la philosophie des Lumières, elle présuppose que "l’humanité avance vers une société fonctionnant en conformité avec des valeurs et normes universelles, celles de la Raison, qui sont aussi celles de la production et du droit". Elle entretient chez tous, même chez les plus contestataires, l’idée d’une marche vers l’achèvement des sociétés qui instauraient une organisation sociale plus rationnelle et plus juste. Mais en même temps, elle favorise le maintien de l’ordre et facilite l’intégration au sein des Etats nationaux unifiés. Dans cette représentation, les acteurs n’apparaissent que selon les positions et les rôles qu’ils occupent dans le système social, selon leur degré et mode d’adhésion aux valeurs dominantes. Les institutions, dont surtout l’école, sont d’ailleurs là pour y veiller. "Entre la Raison universelle et les forces et idéologies qui s’opposent à elle, l’acteur n’existe pas".
La sociologie fonctionnaliste ne s’intéresse guère plus aux acteurs. "Elle remplace les acteurs collectifs par des catégories, strates et autres ensembles statistiques définis par la forme et le niveau de participation sociale et par les signes de la logique interne du système social".
Les grands chagements historiques survenus dans la première moitié du XXème siècle contribuèrent, avec le désenclavement de l’Europe, à l’éclosion d’une sociologie critique qui ne manque pas de dénoncer les intérêts privés, les effets de la domination, la violence qui se cachent derrière les principes affichés d’ordre et de rationalité et la prétention à l’universalisme. Ainsi se développe une antisociologie.
A l’idée centrale dans la sociologie classique de la correspondance entre institutionnalisation des valeurs et socialisation des acteurs, s’oppose la séparation du système et de l’acteur. "L’idée de société disparut et le "social" lui-même fut remplacé par le politique qui prit deux formes opposées : d’un côté, celle du pouvoir autoritaire qui dévore la vie sociale, de l’autre côté celle des groupes de pression et des appareils de décision qui s’affrontent sur un marché politique. Monde froid où l’acteur avec ses croyances, ses projets, ses rapports sociaux, sa capacité d’action proprement sociale, est éliminé".
Pour rémédier à ces défaillances et rompre avec une vision évolutionniste et fonctionnaliste, une nouvelle représentation de la vie sociale est proposée. Elle est fondée non plus sur des notions de société, d’évolution, de rôle désormais écartés, mais sur l’idée centrale d’action sociale où les notions d’historicité, de mouvement social et de sujet sont mises à l’honneur.
L’historicité est entendue comme "la capacité d’une collectivité de construire ses pratiques à partir de modèles culturels et à travers des conflits et des mouvements sociaux". Le mouvement social est présenté comme "un acteur collectif engagé dans un conflit pour la gestion sociale des principales ressources culturelles". Les acteurs qui le constituent ne se bornent pas à réagir à des situations, mais également ils les produisent. Quant au sujet, il incarne "l’acteur lorsqu’il se situe au niveau de l’historicité, c’est-à-dire de la production des grandes orientations normatives de la vie sociale". Il désigne l’acteur comme celui qui est capable de prendre de la distance par rapport à l’organisation de la société et de s’investir dans un mouvement social ou une innovation culturelle. "Le sujet réfléchit sur sa propre créativité et se donne comme valeur centrale la reconnaissance et l’expérience de lui-même comme sujet et des autres comme semblables à lui uniquement par leur capacité d’être aussi sujets".
Au premier plan de cette reconstruction de la connaissance sociologique, apparaît la culture. Celle-ci est considérée comme "un enjeu, un ensemble de ressources et de modèles que les acteurs sociaux cherchent à gérer, à contrôler, qu’ils s’approprient et dont ils négocient entre eux la transformation en organisation sociale". Ses orientations sont déterminées par le travail collectif, par le niveau d’action (ou production de soi)que les collectivités considérées exercent sur elles-mêmes. Ce niveau d’action (ou d’historicité)se manifeste aussi bien dans l’ordre de la connaissance que dans celui de l’investissement économique ou de l’éthique. Ces orientations sont partagées par des acteurs sociaux qui s’en disputent le contrôle.
C’est ainsi par exemple, que dans les conflits de longue date qui divisent chefs d’entreprise et ouvriers, les deux types d’acteurs croient les uns et les autres au développement industriel. Ils partagent les mêmes orientations culturelles, mais luttent pour donner des formes opposées à la gestion sociale de cette culture industrielle et des activités qu’elle engendre.
Cette conception repose en fait sur la conscience du sujet qui proteste avec force contre les appareils et les pouvoirs qui l’étouffent, se dégage des normes de reproduction des comportements et des pratiques, s’élève même au-dessus des revendications et des négociations politiques pour s’affirmer comme producteur de nouveaux modèles culturels, de nouveaux modes d’organisation sociale, faire l’expérience de sa liberté. Car "les grandes batailles sont défensives et libératrices".
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Le retour de l’acteur n’est pas un fait acquis. Il relève "d’une vision romantique" de la vie sociale, selon l’auteur. La tendance à l’individualisme désabusé n’incite guère à l’engagement dans les conflits et l’idée de révolution perd du terrain. L’acteur social reste aussi encore trop souvent privé d’expression politique et idéologique. Il revient au travail du sociologue de donner à voir sa présence et d’aider à faire entendre sa parole.
Book
TOURAINE, Alain, Le retour de l'acteur, FAYARD, 1984 (France)
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