Programmer et évaluer au sein des organisations paysannes
03 / 1995
3 leaders d’organisations paysannes expriment comment celles-ci tâtonnent, essayent, évoluent à leur rythme et sans programme préparé d’avance.
1. CISSOKHO : "Contrairement à beaucoup de structures, le mouvement paysan fonctionne comme un bébé apprend à marcher. Donc, deux pas en avant puis - souvent - deux pas en arrière. A toutes les étapes, il y a des allers et des retours. Ce n’est pas un système classique de planification où tous les objectifs sont déjà définis, tous les besoins sont connus et qu’il s’agit seulement de mettre en oeuvre. Non ! Chaque matin, chaque semaine, chaque année, il y a de nouveaux membres, il y a des départs et des situations naturelles ou des évènements imprévus. Certaines des associations sont, en quelque sorte, nées à partir d’une autoévaluation en discutant, en faisant le point, en critiquant, par exemple à Bamba-Thialène le thème du gaspillage. Ils ont passé des jours et des nuits à critiquer leur passé, à dire : "On ne peut plus continuer comme cela". C’est philosophique, c’est une recherche de sens. Et désormais, chaque fois qu’il y a un problème, ils disent : "Il faut qu’on recommence à se critiquer comme nous l’avons fait au départ". Par contre, ceux qui sont venus au mouvement d’une autre manière, rencontrent plus de problèmes pour l’autoévaluation parce qu’ils la voient comme des jugements qu’on leur porte. Même si c’est une évaluation interne. Ils n’ont pas l’habitude. Alors que ceux qui ont commencé par des discussions et des autocritiques, se le rappellent tout le temps. Quand cela ne va pas, ils se retrouvent sur "la charte du début" parce que c’est leur charte. Cela fait une différence fondamentale. Ils sont plus solides. Ils supportent mieux les crises que d’autres groupes qui n’ont pas commencé comme cela. Aux Ententes, si on perd la charte, on perd notre identité. Evaluer, c’est revenir à l’identité. Nous, aux Ententes, on a même matérialisé cette identité par la "profession de foi" affichée. Chaque fois que l’on discute, on dit : "Regardons". On se retourne et on regarde le mur où elle est affichée. Cela est fondamental comme repère du sens de notre groupement. Et le jour où on perd ce sens, évidemment, on devient autre chose. Et souvent, cela arrive involontairement parce qu’il y a des tentations permanentes. Et, sans ce retour vers la charte, une assemblée générale sera vide, sans débats. Il y aura des problèmes que tout le monde sent, qui sont dans "tout le monde", mais on ne les touche pas ! Et l’absence de débats, c’est la perte d’une chance d’avancer. Le développement ne peut se penser et se réaliser que si les gens en font leur problème. Et si ils restent propriétaires de ces problèmes. C’est cela l’autonomie".
2. J. SENE : "Peu d’ONG s’intéressent à ce que les paysans s’organisent. Si elles s’y intéressaient, alors elles laisseraient aux gens le temps, librement de progresser. Il ne s’agit pas d’atteindre un objectif au bout de deux ans : le développement ne se fait pas en deux ans. Les ONG sont sur place pour deux ans. Il y aura bien sûr un résultat, mais le progrès c’est au bout de dix ans qu’il pourra exister. Ce n’est pas comme un résultat d’activité. Ce n’est pas l’argent qui le constitue, c’est l’organisation. Généralement, les paysans sont lents parce que pas bien formés. Alors il faut aller doucement, leur assurer une formation théorique mais aussi pratique. Si on veut atteindre un objectif au bout de deux ans, les paysans vous laissent parler puis vous disent, la deuxième année : "Nous le savions que votre projet allait échouer".
3. J. NYUIADZI (Togo): "Un programme aujourd’hui ce n’est qu’une suite d’activités que les gens aimeraient faire peu à peu dans le temps. Par exemple, on a essayé de développer un programme au sein de l’AVE; de 1992 à 96. Mais est-ce que c’est cela le vrai programme ? Je doute sur celui-ci et sur d’autres. Il y a une réflexion de fond à faire pour redéfinir la notion de programme. Je le vois plutôt plus intégré au niveau des villages et surtout qui partirait de leurs potentialités. Il partirait de leur niveau et se ferait peut-être sur 10 ans, mais à leur rythme. Je vois dans ce type de programme une stratégie de mise en valeur des ressources du village s’adaptant au niveau de compétence où les gens sont et aux capacités de chaque village. Ce ne serait pas une liste d’activités à réaliser en 3 ans, selon tels coûts. Le Nord s’intéresse au détail des coûts, mais pour moi ce qui est important n’est pas le coût en soi; il faut lier entre eux les coûts ou plutôt le rythme de dépenses, les capacités et les niveaux où les gens sont arrivés. Aujourd’hui, il faut seulement détailler les devis et avec cette méthode, on ne peut pas faire entrer en ligne de compte là où en sont les gens".
countrymen’s organization, NGO, cultural identity, autonomy, self evaluation
, Senegal, Togo
Ces trois extraits montrent bien la place centrale de la réflexion-critique sur l’action menée par les organisations paysannes dans un contexte qu’elles ne maîtrisent pas. Ils montrent aussi l’illusion de la préparation et de la négociation avec le système d’aide de programmes qui obligent à une succession d’activités menée à un rythme qui n’est pas celui des paysans.
Entretien effectué par LECOMTE, Bernard.
Julien NYUIADZI est le fondateur de l’Association Village-Entreprise du Togo. Il a aussi été le secrétaire exécutif d’un collectif d’ONG togolaises.
Mamadou CISSOKHO est le président de la Fédération des ONG du Sénégal (FONGS) qui, malgré son nom, est une fédération d’Unions d’organisations paysannes. Il a fondé, en 1978, le comité de Bamba Tialène qui a ensuite bourgeonné pour donner naissance à l’Union des "Ententes".
Interview
1993/10
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