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Histoire d’une zone économique spéciale illégale au Gujarat

Manju MENON

08 / 2011

Nous sommes le 10 décembre 2010 à l’ancienne gare de Delhi et mon collègue et moi sommes plutôt réticents à l’idée de prendre l’« Alihazrat Express » pour Gandhidham. C’est l’une de ces froides journées où le soleil est caché derrière d’épais nuages gris. Bien que nous soyons sur le point de partir vers l’Ouest du pays et d’échapper aux vents glacials qui soufflent sur Delhi depuis quelques jours, nous sommes d’humeur maussade. Notre wagon climatisé de seconde classe est délabré, peu éclairé et ne possède qu’un maigre garde-manger. Même l’incontournable tasse de chai et le pain à l’omelette servis à la plupart des voyageurs du réseau ferroviaire indien manquent à l’appel. Les prises servant à recharger les téléphones sont toutes hors service jusqu’à ce qu’un voyageur tourne au hasard le gros bouton du principal boîtier électrique du wagon.

Les discussions que nous entendons dans le train sont intéressantes. Un groupe de fonctionnaires d’âge mûr, probablement rattachés aux services du chemin de fer, déplore le piètre état du service ferroviaire dans cette partie du pays. Ils parlent du bon vieux temps où les ressources étaient rares mais où la vie nous apportait plus d’expérience. Ils semblent tous s’accorder sur le fait que la bonne santé et l’esprit de leurs aînés appuient cette idée.

Nous descendons à la gare de Gandhidham avec peu de retard. Il y a des évènements étranges qu’on a du mal à expliquer… A chaque fois que nous regardons par la fenêtre, le train est plus lent qu’une charrette et le voyage nous semble interminable. Privés de nourriture toute la journée, nous regardons un petit kiosque sur le quai n°2 qui vend des masala vada pav quand Rakesh souriant se dirige vers nous. Il travaille pour SETU, une organisation locale qui vous connaîtrez après avoir lu cet article. Comme beaucoup d’organismes locaux rassemblant plus de sympathisants que de fonds, la SETU s’est liée d’amitié avec Manish, chauffeur de taxi. Ce dernier nous conduit avec Rakesh de la gare à Bhadreshwar, au sud-ouest. Nous sommes menés jusqu’à l’extrémité du Kutch, le plus grand district indien, puis à Mundra, situé au bord du golfe de Kutch. C’est l’heure du sommet biennal « Vibrant Gujarat » créé par le Ministre en chef Narendra Modi. On nous conduit vers un lieu où les choses ne vont pas très bien.

Après un repas délicieux, modeste et bien présenté dans la cour du petit bureau et du centre de formation de SETU, notre première destination sera Randh Bandar. C’est un grand port naturel datant de plus de deux cents ans et ayant été utilisé par les Waghers, une communauté sunnite.

Portant des foulards et des dupattas aux couleurs vives, ils possèdent une technique de pêche exceptionnelle appelée Pagadiya.

La zone intertidale de plusieurs kilomètres leur permet de pêcher en gardant pied et capturer le poisson dans de petits filets tissés à la main avec des fils de nylon. Les hommes, femmes et enfants de la communauté viennent de cinq villages pour s’installer dans ce port et suivre un calendrier de pêche qui dure près de huit mois par an. Ils construisent leurs camps à l’aide de sacs de jute, de bâches et de poteaux en bois. Ils vivent avec leurs chats, coqs, chevaux et poneys et pêchent une grande variété de poissons incluant le poisson-lézard, une espèce très prisée. La plage est parsemée de leur matériel de pêche : filets bleus, embarcations et ancres rouillées, bassines, seaux, armatures branlantes en bois munies de lignes de fond pour sécher le poisson. En dehors de ce matériel, ils détiennent peu de biens : des charpoys (lits de camp), quelques pots et casseroles en aluminium, des gaadis colorés (dessus de lit en patchwork cousus à la main) laissés dehors pour s’imprégner de la chaleur du soleil. Il y a des bassins de nettoyage un peu partout offrant aux oiseaux côtiers un million d’organismes vivants dont ils se nourrissent. Il y a aussi des invasions de mouches et la présence de nombreux chiens errants attirés par la forte odeur de carcasse de poissons et de crabes.

Il y a 19 autres villages comme Randh Bandar où des communautés de pêche originaires de près de 68 villages du Kutch gagnent leur vie. Malgré les deux siècles de pratique de cette communauté de migrants, ils n’ont acquis aucun droit concernant leurs eaux de pêche ou le bandar (croissant de plage). Ils viennent ici au début de la saison de la pêche, installent leurs abris provisoires et commencent à pêcher, rassembler, traiter et conserver.

De grandes quantités de poissons sont séchées, salées, emballées et destinées à l’exportation par la coopérative Machimaar Adhikaar Sangarsh Samitti (MASS) qui compte 1000 producteurs. Cet organisme est enregistré comme syndicat. L’agence Fishmarc soutient la coopérative en mettant des bateaux à la disposition des pêcheurs et en organisant des formations en comptabilité et en commerce.

La situation sur cette côte n’est pourtant pas si simple. Ce territoire est source de conflit entre industriels et communautés de pêcheurs.

L’ensemble du taluka (subdivision administrative) de Mundra s’est retrouvé dans la ligne de mire du groupe Adani depuis le début des années 90 et ce dernier possède aujourd’hui la plus grande parcelle du golfe après les groupes Tatas, Reliance et Essar (Manshi Asher, décembre 2008). Ensemble, ces groupes sont parvenus à acquérir de vastes zones intertidales, des zones agricoles et des pâturages. Ils ont débarrassé les côtes des mangroves, créé des terrasses et des murs permettant de bloquer les courants, installé des ports et des centrales électriques.

La construction a transformé les systèmes écologiques et l’accès des bateaux de pêche à la mer est désormais restreint dans beaucoup d’endroits. De plus, les dommages causés aux mangroves ont affecté le rendement de la pêche. Raheema, qui vit à Randh Bandar, nous demande qui est à l’origine de ces changements qui bouleversent leurs vies. Elle souhaiterait avoir la possibilité de convaincre les décideurs que leur dignité repose sur la pêche, sur le fait d’aller en mer et de rapporter ce dont ils ont besoin pour survivre. Face aux grands immeubles qui se construisent à quelques minutes de là, elle se demande pourquoi les besoins des industriels sont privilégiés par rapport à ceux de sa communauté.

L’ascension du groupe Adani

Le groupe Adani a débuté ses activités à Mundra en 1994-95 alors que le Conseil Maritime du Gujarat approuvait la construction d’une jetée dans le port de Mundra. En tant que secteur d’activité lié au gouvernement local, la création du « Gujarat Adani Port Ltd » (GAPL) a permis d’agrandir le port déjà existant en ajoutant de nombreux terminaux et mouillages entre 1998 et 2007. Dans la région, il y a eu une augmentation des cargaisons industrielles grâce à l’arrivée de nouvelles compagnies et à la construction de leurs usines comme en témoignent les contrats de service avec les raffineries et les centrales électriques. En 2005, la branche « Adani Chemicals » reçoit l’agrément environnemental pour des salines. En 2008, le groupe « Adani Power Ltd. » a obtenu l’autorisation de construire une centrale thermique.

Suite à la politique de zone économique spéciale (ZES) de 2000, la ZES de Mundra a été absorbée en 2003 puis a fusionné avec GAPL en 2006. La société issue de cette fusion se nomme « Mundra Port and Special Economic Zone Limited » (MPSEZ). Cette ZES est considérée comme la première zone multisectorielle basée dans un port indien. La ZES, le port et le projet de production d’énergie occupent à eux trois environ 6.300 hectares. Cette surface comprend 1.400 hectares autour du port existant de Mundra qui ont été mis à disposition de ces activités pour une durée de 30 ans en vertu d’un contrat de concession délivré par le gouvernement local (Manshi Asher et Patrik Oskarsson, 2008).

Les opérations d’Adani à Mundra ont respecté une ligne de conduite visant à exploiter les vides juridiques et ainsi obtenir des autorisations. Leur modèle de développement d’infrastructure a été divisé en de nombreux projets et des autorisations ont été sollicitées séparément pour chaque groupe en fonction du nom et du comité. A partir de 2008, le groupe Adani a toutefois dû affronter d’importantes épreuves qui menaçaient leur développement. Leur ZES commençait à trop attirer l’attention. Aux niveaux local et national, ils étaient la cible de protestations et de plaintes concernant l’impact de leurs activités croissantes sur la population locale et sur l’environnement marin et côtier. Il est impossible de savoir si la surveillance des organismes de contrôle était délibérée ou si les nombreux noms attribués aux différentes activités ont permis à Adani d’échapper à l’attention. La volonté de regrouper toutes les composantes d’une grande société industrielle selon les conditions de la ZES était probablement censée minimiser les problèmes de réglementation. Les promoteurs de projets sont suffisamment motivés pour exploiter les vides juridiques alors qu’ils considèrent que le processus d’autorisation des zones côtière, forestière et environnementale prend trop de temps. De plus, l’obligation de tenir des auditions publiques génère souvent des situations locales complexes.

En 2009, le comité d’experts (Expert Appraisal Commitee - EAC) du Ministère de l’environnement et des forêts – en charge du développement des infrastructures, des zones de régulation côtière, de divers autres projets, puis des demandes relatives aux autorisations environnementales de la ZES – a accordé à Adani une dérogation pour l’audition publique concernant le développement des produits multiples de la ZES (Development of Multi Product SEZ – MSEZ I & MSEZ II). Selon le compte-rendu de cette réunion, le projet répartit les produits multiples de la ZES sur une parcelle de 18.000 hectares dont 5.920 hectares se trouvent réellement sur la ZES. Le but des produits multiples de la ZES est de fournir des parcelles aux industries, de construire des logements, des hôtels, des centres commerciaux et autres commodités et services.

En 2008, quelque temps après avoir demandé l’autorisation de la ZES, le groupe Adani a sollicité la réglementation des zones côtières (Coastal Regulation Zone – CRZ) et l’autorisation environnementale pour un projet de développement du front de mer (Waterfront Development Project – WFDP). Le WFDP fait partie de la ZES et inclut le développement d’un front de mer de 40 km de long, d’un quai d’environ 22.000 m de long, de 55 mouillages (incluant les 12 déjà existants) et de 225 millions de tonnes de capacité de cargaison avec l’intention d’augmenter la zone portuaire (jusqu’à 3200 ha). Ce projet semble étonnant lorsque l’on examine le fonctionnement d’Adani. Cette proposition globale a été faite à la demande du secrétaire principal du Gujarat. Il avait déclaré au groupe Adani que l’impact cumulé du projet ne pouvait pas être évalué jusqu’à l’élaboration d’un schéma directeur présenté au gouvernement. Si cette directive n’avait pas été émise, la compagnie aurait voulu dissocier les autorisations pour construire des mouillages au nord, au sud, à l’est et à l’ouest du port. Le projet a été validé au mois de janvier 2009.

Au mois de novembre 2008, les gens rassemblés pour l’audition publique du WFDP se doutaient que la compagnie agirait à sa façon, que celle-ci soit légale ou non. Après tout, ce n’était que la seconde audition publique tenue pour un projet d’Adani depuis leur implication dans le développement industriel de la région au milieu années 90. La première avait été organisée en 2000 pour le projet d’agrandissement du port.

Adani a utilisé les mêmes stratégies pour obtenir des autorisations d’exploitation de zones forestières. De grandes bandes de mangrove ont été détruites pour présenter le terrain désert, dépourvu de végétation. Bien que la loi stipule que les constructions ne doivent pas être lancées avant l’obtention d’autorisations, la compagnie a commencé à construire sur des zones forestières ou a commencé à travailler sur des projets en dehors de zones forestières. Dans un cas comme dans l’autre, cette nouvelle situation fait que refuser ou nier une autorisation du gouvernement a de lourdes conséquences dans les domaines économiques et financiers.

Obstacles juridiques

Adani a également dû surmonter des batailles juridiques en établissant son empire. C’est au tribunal local que des poursuites ont été intentées contre Adani concernant l’acquisition de terrains, l’accès restreint des bateaux de pêche, l’impact de la ZES notamment pour la destruction des mangroves (ils représentent une importante zone de reproduction pour les poissons). Une plainte a aussi été déposée pour obtenir un sursis de l’audition publique de 2008. Toutes ces plaintes ont été jugées irrecevables ou rejetées pour des motifs insignifiants. Cela pourrait expliquer la façon dont a été traitée une poursuite engagée auprès la cour d’appel nationale de l’environnement (National Environment Appellate Authority – NEAA) en 2009. La démarche du tribunal spécialisé était de permettre à la compagnie de poursuivre ses activités sans empêcher les pêcheurs d’accéder à la mer.

Ceux qui ont suivi attentivement la trace écrite du projet des bureaux de régulation tels que le Ministère de l’environnement et des forêts disent que la compagnie semble avoir le soutien des plus hautes autorités. En 2008, un exemple illustrant cette tendance est trouvé lors de l’octroi d’une subvention de déforestation à la ZES. Le comité consultatif sur les forêts (Forest Advisory Committee) qui dépend du ministère a cherché à effectuer une nouvelle demande alors qu’il trouvait des divergences dans les documents du projet. Un mois plus tard, le même comité accordait l’autorisation sans expliquer le motif de ce brusque changement d’avis.

Presque toutes les actions juridiques étaient précédées de manifestations ou d’affrontements avec les représentants de la compagnie ou les voyous locaux qu’ils emploient. Les familles mécontentes ont aussi formé des groupes et associations qui sensibilisent le public à leur cause. Le lien entre le syndicat MASS et le forum national des pêcheurs (National Fishworker Forum – NFF) qui est une coalition nationale de syndicats non membres, a été une étape importante dans l’avancée des actions menées localement contre le corporatisme de cette côte. Les organisations comme celle dont je suis membre (Kalpavriksh Environmental Action Group) ont suivi une grande partie de ces formalités administratives en organisant des visites de terrain et en rassemblant les preuves nécessaires pour envoyer des pétitions aux autorités administratives et juridiques.

Messages clairs

Deux évènements récents relatifs au développement de la côte de Mundra en disent long sur la colère, la déception et la frustration des pêcheurs et des communautés assistant à l’exploitation destructrice d’une zone écologiquement fragile. Ils montrent également un peuple qui refuse d’abandonner, de renoncer ou d’accepter la défaite. Au mois d’avril 2011, la MASS a déposé une plainte auprès de la Société financière internationale (la SFI de la Banque mondiale) contre le projet Tata Mundra Power Project. Tout comme l’Asian Devolopment Bank et autres banques nationales, la SFI a financé le projet de Tata. La plainte souligne que les études relatives au projet n’ont pas tenu compte de tous les risques et impacts, radiant ainsi la communauté de pêcheurs de la liste des personnes concernées par le projet. Suite à cet évènement, une équipe de conseillers a visité la région et organisé plusieurs réunions avec les communautés. Ces dernières ont fait savoir très clairement à l’équipe que les efforts mis en Ĺ“uvre pour développer la région par l’investissement devront être revu selon les revendications des pêcheurs et autres travailleurs.

Au mois d’août cette année, à peu près 5.000 personnes de la région – principalement des agriculteurs de subsistance, des pêcheurs, des sauniers et des pasteurs – ont entrepris une marche de Bhadreshwar à Bhuj, le chef-lieu du Kutch, et ont communiqué leurs exigences à l’administration du district. La marche a traversé les villages qui seront affectés par les projets thermiques, l’agrandissement du port et le développement de la ZES. Au fur et à mesure de l’avancée, le groupe rassemblait de plus en plus monde. Les exposés, discours, chants et histoires durant la marche racontaient le combat des habitants de la côte et ces derniers réitéraient leurs revendications pour une justice écologique et sociale. Le peuple de Mundra dans le Kutch semble avoir décidé de ce qu’il ne veut pas. Il reste à voir si ce combat non-violent fera changer d’avis ceux qui détiennent le pouvoir dans la région de Gandhi.

Key words

traditional fishing, industrialization, environmental degradation, fishing zone, liberalism


, India

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Mouvements sociaux et environnementaux en Inde et en Colombie

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La traduction a été réalisée par Samuel Villeneuve, traducteur bénévole de Ritimo.

Notes

La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com

 

Sources:

Lire également PT George, Les zones économiques spéciales et la lutte des populations dans le Gujarat

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