Au coeur de la recherche
06 / 2011
Conçu pour permettre au chercheur de s’autofinancer, le concept de brevetabilité est aujourd’hui utilisé comme un moyen de s’approprier le vivant et de limiter la concurrence. La course à la brevetabilité entraîne de profondes dérives dans la recherche au Nord et limite la recherche et, par conséquent, le développement des pays du Sud.
La législation française, comme les règles internationales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), prévoit qu’une invention, quel que soit le domaine de technologie auquel elle appartient, soit protégée par un brevet. Celui-ci octroie à l’inventeur une exclusivité de 20 ans. Durant cette période, le détenteur du brevet est le seul à pouvoir produire, commercialiser ou exporter la dite invention. Si le brevet, par le monopole qu’il confère, a pour objectif de permettre à l’inventeur de rentabiliser ses investissements dans la recherche, il a aussi pour vocation de rendre publiques les spécificités de l’invention utilisable par tous au terme de la période d’exclusivité. Un brevet est en effet avant tout un document descriptif de l’invention. Il est censé fournir des informations claires et précises sur celle-ci de façon à permettre à d’autres chercheurs, à partir de cette connaissance, de poursuivre la recherche. Par essence, il a pour objectif d’empêcher qu’une invention ne demeure secrète et d’assurer qu’elle soit versée au pot de la connaissance commune.
Le brevet, un concept corrompu
Les brevets sont censés encourager indirectement la recherche puisqu’ils permettent à leur détenteur de jouir d’une rente via la commercialisation de leur invention. Cette mécanique d’incitation est cependant de plus en plus fréquemment mise en question. Si le brevet permet à une entreprise de faire d’importants profits pendant la période de monopole, rien ne la contraint à réinvestir ces sommes dans la recherche. Et quand elles le sont, le type de recherche ciblé ne correspond pas nécessairement à des besoins sociaux ou publics d’importance : de nouveaux médicaments similaires à d’anciens sont mis au point et commercialisés, tandis que dans de nombreux domaines de la santé les outils thérapeutiques manquent. Au début des années 1980, la tendance à la privatisation des connaissances s’est renforcée dans la recherche. Avec l’adoption en 1994 de l’accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l’OMC, le brevet de 20 ans est devenu un standard international et l’éventail de ce qui peut être breveté s’est progressivement élargi. Les médicaments sont désormais brevetables (longtemps seuls les procédés de fabrication des médicaments l’étaient), une bactérie génétiquement modifiée aussi. En Europe, la directive 98/44 du 30 juillet 1998 établit que le vivant, sous réserve d’exception, est brevetable.
Un procédé, des milliers de brevets
Dans le même temps, des pratiques se sont développées pour prolonger la durée des monopoles. L’evergreening consiste à breveter des développements mineurs sur une invention afin de prolonger la durée de validité du brevet initial. Dans le domaine pharmaceutique, il peut s’agir d’un brevet sur la reformulation d’un composé voire l’adjonction d’un sel. Le produit peut ainsi être couvert par un nouveau brevet sans pour autant avoir de bénéfices thérapeutiques supplémentaires. La multiplication des titres de propriété intellectuelle prend une ampleur sans précédent. D’après l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), le nombre de brevets déposés dans le monde est passé de 884 400 à 1,76 million entre 1985 et 2006 (1). En 2010, les Etats-Unis ont accordé 219 614 brevets, soit une hausse de 31% par rapport à 2009 (2). Un record. Des pays comme la Chine sont entrés récemment dans la course. L’an dernier, le bureau des brevets chinois a reçu plus de 1,2 million de demandes et en a approuvé 814 825 (3). En 2010, IBM remportait la palme du nombre de brevets obtenus aux Etats-Unis en une année par une firme avec 5 896 brevets (4). Une invention peut être couverte par une multitude de brevets différents et les stratégies d’accumulation sont de plus en plus fréquentes. Il s’agit d’amasser les brevets dans le but non pas de les exploiter commercialement mais de bloquer une éventuelle concurrence. Un seul produit peut ainsi renvoyer à des centaines voire des milliers d’inventions brevetées. On parle alors de « patent thickets », un ensemble de brevets enchevêtrés les uns dans les autres (5). Pour se servir d’une invention ou d’une partie de cette invention, sans risquer d’être poursuivi, il faut alors obtenir l’autorisation de l’ensemble des détenteurs des brevets.
Des alternatives au monopole
Dans un contexte de renforcement des droits de propriété intellectuelle et d’utilisation stratégique des brevets, les critiques à l’égard de ce système vont grandissantes. La privatisation des savoirs et la compartimentation qui en résulte sont analysées comme des entraves aux échanges entre chercheurs, pourtant indispensables à l’innovation et à la découverte. Des modèles reposant sur le partage et la publication des résultats de la recherche sont proposés comme alternatives. Le Human Genome Project (6), projet de séquençage du génome humain lancé en 1990 et achevé en 2004, est un exemple phare qui a mis en évidence l’efficacité d’une recherche fondée sur le partage. Les chercheurs qui ont participé à ce défi colossal ont systématiquement publié leurs données, au fur et à mesure qu’elles étaient produites, afin de mutualiser les connaissances, d’alimenter les recherches des uns et des autres et de permettre les vérifications nécessaires. La publication immédiate des données devient une arme défensive contre l’appropriation, ce qui est rendu public ne peut plus prétendre à un brevet. La Commission européenne a lancé il y a quelques années un projet pilote d’incitation à la publication ouverte des résultats des recherches financées par l’Union européenne. Janez Potocnik, commissaire en charge de la science et de la recherche jusqu’en 2009, déclarait ainsi : « Ce projet constitue un pas important vers la réalisation de la “Cinquième liberté”, le mouvement gratuit de la connaissance entre les États membres, les chercheurs et le grand public. Au-delà, c’est aussi un juste retour des choses pour la recherche financée par les fonds de l’Union européenne au profit du public ». Reste que cette publication ouverte est encouragée mais n’est en rien obligatoire et ne concerne que les publications scientifiques, pas les données brutes issues de la recherche. Se pose également la question des contrats entre institutions publiques et entreprises privées et des retours que le public peut légitimement en attendre. Pour un nombre croissant de personnes, il ne devrait pas être possible qu’un médicament inventé par une université ou une institution publique fasse l’objet d’une licence exclusive au bénéfice d’un laboratoire privé, lui conférant le monopole commercial pour une durée d’au moins 20 ans. Au minimum, les universités et autres institutions publiques responsables de l’invention devraient émettre des licences équitables qui, en parallèle de la licence accordée à une firme privée, permettraient aux pays en développement d’accéder à l’invention (7). D’autres proposent la mise en commun de connaissances dans le cadre de pool de brevets afin de décloisonner la recherche dans certains domaines de façon à la stimuler. Enfin, des alternatives plus radicales émergent, elles proposent que les inventions soient rétribuées à l’aune de leurs intérêts scientifiques et sociaux.
L’exclusion des pays du Sud
Comment imaginer le développement des pays du Sud s’ils sont tenus à l’écart de la production d’informations et de savoirs aujourd’hui au cœur de la production de richesses et du fonctionnement capitaliste ? Comment y voir se développer la recherche si les universités, écoles, professeurs, chercheurs, étudiants ne peuvent accéder dans un délai raisonnable aux connaissances produites au Nord ? Comment espérer le développement et la diffusion de technologies propres afin de lutter contre le réchauffement climatique, si une grande majorité des pays du monde ne sont considérés que comme potentiels acheteurs de nouvelles technologies et n’ont pas la possibilité de participer à la recherche et d’adapter les technologies à leurs réalités ? On peut multiplier les interrogations sur l’équilibre Nord/Sud, tout comme sur l’équilibre des partages entre domaine public et secteur privé. L’innovation est actuellement mise au centre des stratégies de développement de nombreux pays. Mais la création des conditions nécessaires à la production de l’innovation nécessite sans doute de refuser l’enfermement qu’impose le dogme de la « propriété intellectuelle » pour redécouvrir un panel plus large d’outils et de mécanismes destinés à encourager la création et l’invention.
intellectual property, biological patent, patent
Sciences et Démocratie : un mariage de raison ?
Gaëlle Krikorian réalise, sous la direction de Didier Fassin, une thèse sur Élaboration de nouveaux standards de protection de la propriété intellectuelle et impact sur l’accès aux médicaments. Des accords de libre échange aux pratiques des institutions nationales (cas du Maroc et de la Thaïlande).
Altermondes, Sciences et démocratie : un mariage de raison ?, numéro spécial Juin 2011, 50p.
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