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dialogues, proposals, stories for global citizenship

Forme de l’espace et vie sociale

L’intervention sur l’espace, miroir des sociétés, quel qu’en soit le régime politique?

Fabio Mattioli

2010

La forme de l’espace physique dans lequel vivent les personnes n’est pas seulement une question esthétique. On ne peut pas toujours distinguer le style de la fonction dans une construction : est-ce qu’une villa, un palais et un taudis recouvrent la même fonction? Est-il identique de vivre à Versailles ou dans une chambre de bonne? L’esthétique de l’espace, sa « beauté » ont un sens bien plus profond que celui de « faire plaisir » aux yeux. Cela ne concerne pas seulement les bâtiments publics ou les monuments : pourquoi les hommes tendent-ils à s’approprier de l’espace, en le peignant, en décorant, en le meublant, si tout espace restait identique une fois sa fonction accomplie ? Il est absolument incontournable de se demander si l’identité d’une personne ou d’un régime politique ne s’exprimerait pas également à travers l’espace. Ces questions ont revêtu une importance majeure pour des régimes politiques “socialistes”, et cela est souvent dénoncé comme un processus liberticide. Mais si on déplace le regard vers nos sociétés « libérales », peut-on y découvrir des processus similaires ?

Que l’esthétique ait des significations politiques semble aujourd’hui couramment établi. Dans l’histoire de l’humanité, pouvoir et beauté furent très étroitement liés, même si les canons de beauté ont pu varier. Statues, palais, jardins, ne sont que quelques éléments architecturaux ayant servi à affirmer le pouvoir à travers le beau, le magnifique, le grandiose. Cette identification entre pouvoir et beauté ne peut être classifiée comme passée et archaïque, car elle fonctionne bien aussi aujourd’hui. Spectacles d’état avec salons et défilés ou parades de toutes sortes, hommes politiques accompagnés de très belles femmes, jusqu’à l’apothéose machiste consistant à proposer femmes charmantes comme candidates en politique réputant que leur beauté suffira pour remporter les élections ; ce ne sont que quelques signes de cette association persistante. Elle continue aussi par rapport aux significations de l’espace : être à la mode implique avoir un certain type d’ameublement, comme l’illustre parfaitement une scène du film Fight Club montrant une « maison Ikea ».

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Dans ce film, le personnage principal a une vie a priori normale et banale : salarié d’une multinationale, les choses qu’il fait ne semblent pourtant pas le rendre heureux ; il souffre d’ailleurs d’insomnie. Son style de vie « Ikea » est alors bousculé lorsqu’il rencontre Tyler Durden (Brad Pitt) : sa maison explose, et parallèlement à son déménagement dans un taudis de périphérie, sa vie prend un nouveau sens. Son changement de vie est directement lié à son habitation, comme si la maison n’était plus qu’un simple ensemble d’objets mais constituait la « vision du monde » d’un individu. L’espace, nous suggère Fight Club, n’est pas neutre ; il amène avec lui un sens particulier et défini, il est symbole, expression et cause de notre style de vie.

L’espace comme vecteur de comportements et d’identités politiques

Dans la période socialiste en URSS, cette idée était particulièrement évidente. Pour permettre à la révolution et au style de vie communiste de s’enraciner, il fallait changer les habitudes des masses. Pour ce faire, la meilleure option semblait celle de changer l’environnement de vie des habitants. Le lieu où se déroulait l’existence de l’individu était ainsi devenu un lieu à coloniser pour transformer cet individu même. Il n’était pas seulement question de lui fournir un ensemble d’espaces fonctionnels : il s’agissait de lui donner un ensemble d’espaces fonctionnels à la façon communiste, capables de l’éduquer à un style de vie moderne mais conforme aux principes de la révolution d’octobre. Une de ces tentatives fut constituée par la Dom Kommuna édifiée à Moscou à la fin des années 1920.

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Il s’agissait d’un complexe constitué par un bâtiment résidentiel lié à un espace de vie commune abritant cuisines, cantines et espaces de socialisation. Plus loin dans le jardin on pouvait trouver une crèche collective et l’espace pour les laveries. L’idée était que chaque famille devait passer le moins de temps possible dans son unité d’habitation, exerçant plutôt le maximum de tâches quotidiennes en commun : manger, éduquer les enfants, discuter et faire des activités physiques, laver. Suivant ce principe, les intérieurs des maisons ne laissaient pas beaucoup d’espace à l’intimité individuelle ou familiale. Souvent, les chambres n’étaient pas séparées par des portes, et les volumes étaient multifonctionnels et ouverts les uns sur les autres. De même, l’intérieur et l’extérieur des appartements n’étaient pas séparés, comme en témoignent les grandes fenêtres qui donnaient sur le parc. L’ameublement était réduit à l’essentiel, car toute concession au luxe et à l’ornement était considérée comme petite-bourgeoise. Ainsi tables pliantes, commodes-radios, buffet-bureaux étaient préférés à d’autres meubles traditionnels. Une attention particulière fut dédiée au « coin rouge » où traditionnellement les familles orthodoxes tenaient leurs icônes sacrées : cela fut maintenu comme espace important de la maison, mais à la place des icônes furent installées des images de Staline, Lénine, Marx, Engels, ou autres héros de la révolution. C’était aussi l’espace où les enfants devaient jouer en imitant ces grands héros, pendant que la radio transmettait les nouvelles du régime.

Peut on limiter l’intervention publique sur les espaces de vie individuels ?

Cette description de l’intervention de l’état socialiste dans la vie privée des citadins-citoyens montre bien l’importance attribuée à l’espace comme vecteur de comportements et identités politiques. Cela soulève le problème des limites à l’action des politiques publiques : est-il souhaitable que l’on s’occupe des espaces de vie individuelle ? Jusqu’à quel point peut-on y intervenir ? Chaque individu développe et exprime sa capacité d’agir et son intelligence à travers la possibilité de transformer le monde qui l’entoure : est-il justifiable de le limiter dans un espace déjà préfixé ? Cette nouvelle question nous invite à réfléchir sur les façons de s’approprier l’espace : l’espace peut être interprété et avoir un sens profond pour chaque individu, mais comme chacun est différent des autres, il est possible que l’on puisse avoir différentes idées sur l’espace. Chaque individu pourrait penser au même espace de façon différente, et essayer de le transformer en rapport à cette idee.En ce sens, le régime socialiste s’est battu contre cette « superfluité » du sens que l’on attribue à l’espace : non pas fixé et unique, mais multiple et pluriel, C’est exactement cette particularité de l’espace vécu qui a été niée en URSS.

Est-ce que dans nos sociétés qui se proclament libérales et plurielles ces possibilités de réinterprétations et de transformations sont préservées ? Probablement pas en ce qui concerne les façades des bâtiments : à peine un graffiti apparaît, la première préoccupation de l’instance publique, mais aussi de beaucoup de citoyens lambda, est de l’effacer. Pourquoi ? Est-ce un problème de laisser la ville se colorer au gré des idées et des créativités des citoyens ? De même pour les types d’abris qui ne nous semblent pas participer à notre idée de modernité : pourquoi les Roms souhaitant camper en caravanes ne peuvent-ils pas le faire ? Sommes-nous certains que les idées d’hygiènes dont nous faisons étalage pour justifier leur délogement soient bien fondées ? D’ailleurs, dans la période socialiste également, tout élément petit-bourgeois était dépeint comme « non hygiénique ». Réfléchissons maintenant aux espaces en vogue, comme les centres commerciaux ou les nouveaux quartiers résidentiels : ne sont-ils pas une photocopie l’un de l’autre, porteurs d’une image de la ville et d’un type d’urbanisme qui à travers l’imposition d’un modèle pavillonnaire enracinent une conscience de vie sociale bien particulière ? La planification urbaine pensée pour les voitures ne répond-t-elle pas à des instances bien précises comme les exigences commerciales, voire à une vision du monde centré sur l’utile et l’intérêt économique plutôt que sur les hommes ? C’est facile dire qu’aujourd’hui nous tous pouvons choisir l’appartement que nous voulons. Dans la réalité cela n’est pas vrai, car les entreprises de constructions construisent selon leur gré, et les individus s’y conforment plus ou moins sans pouvoir choisir (sauf pour les quelques villas, dont la réalisation est souvent rien d’autre que l’énième copie d’un modèle fameux).

Non seulement les mêmes questions d’espace comme moyen de contrôle social semblent ronger la ligne de distinction entre régimes socialistes et libéraux, même si dans les premiers l’aspect urbain est clairement revendiqué comme idéologique, lorsque dans les deuxième cet aspect symbolique est parfois implicite dans les pays occidentaux ; cette confusion s’accroît aussi si l’on considère que certaines formes d’appropriation étaient également possibles sous ces régimes non libéraux. Dans le cas de la Dom Kommuna, le « coin rouge » était et est encore souvent un mélange très varié d’icônes sacrées et profanes, placées à côté des œuvres complètes de Marx, Engels, avec le stylo hérité de l’arrière-grand-père. Cela fut rendu possible par la lente évolution de la conception de l’espace dans la période Staliniste. La construction de la Dom Kommuna fut empruntée à une conception dénotative de l’espace : à l’espace ne correspond qu’un seul et unique sens, comme à un mot ne correspond qu’une seule et unique signification. Or ce principe s’était révélé très peu productif, car si pour avoir une « nouvelle famille communiste » il fallait à chaque fois une nouvelle maison, le régime aurait du reconstruire toute l’URSS. Ceci n’étant pas financièrement viable, et d’ailleurs difficile à accepter par toute la population, le parti communiste et Staline le premier promurent une différente idée d’espace, que Victor Buchli, qualifie de contextuel dans son étude sur la Dom Kommuna. Tout objet, espace et meuble compris, pouvait être communiste dans la mesure où il était utilisé de façon communiste. Cela pouvait permettre aux familles de garder leurs objets traditionnels et antiques, sans entrer en conflit avec la nouvelle société communiste. Cette interprétation avait toutefois un énorme inconvénient : comme il n’y avait pas de définition objective du style de vie communiste, tout pouvait être interprété aussi bien comme communiste que comme petit-bourgeois. Et cela ce fit souvent selon le gré des agents de la police secrète, le NKVD : espace et ameublement devinrent un moyen normal pour condamner un citoyen.

Certes, l’extension du contrôle de l’état communiste fut énorme dans la vie de tous les jours. Contrairement à ce que l’on a tendance à penser aujourd’hui, même l’aspect esthétique des objets de la vie quotidienne, et notamment des espaces de vie, était considéré comme extrêmement significatif au niveau politique. Or, il ne faut pas croire que ces opérations de censure et de contrôle social ne soient pas à l’œuvre dans nos sociétés libérales : elles se déroulent avec d’autres moyens et justifications, mais elles existent. Les pouvoirs publics et les citoyens devraient donc devenir conscients des formes de contrôle social exercé à travers l’architecture, et faire de ce thème un thème de débat public. Des citoyens informés sur ces aspects de l’architecture pourraient ainsi être conscients de leurs choix, tant au niveau personnel que politique. Si l’on souhaite que chaque individu puisse s’approprier l’espace et s’y épanouir de façon autant individuelle que collective, il faut lui donner les moyens d’agir sur son espace de vie. Cela revient à prendre au sérieux les significations de l’espace, et à en donner le contrôle à tous les citoyens, qui après avoir débattu dans l’espace public des relations entre formes d’espaces et mode de vie, auront enfin la possibilité d’effectuer des choix conscients et informés.

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Le quartier : enjeux de citoyenneté.

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Basé sur :

BUCHLI, V. (2000). Archeology of socialism. Oxford. Berg.

SCOTT, J. (1999). Seeing like a state. New Heaven : Yale University Press.

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